Chapitre 9 partie 1

Florence se retrouva donc à Céans et n’attendit pas les questions de Charles pour lui raconter dans les grandes lignes ce qui s’était passé. Elle le regardait droit dans les yeux, ne dissimulait plus, ne biaisait plus. Elle avait décidé de ne plus avoir peur.
– Il est possible, lui dit-elle, que nous ayons un autre visiteur : Xavier. Mais il est tout à fait possible aussi qu’il ne vienne pas. C’est juste pour te prévenir.
– A-t-il le style de Taniani ?
– Pas du tout. Il s’agit d’un très jeune homme. Il a des cheveux blonds rasés, il est long et maigre. Il a toujours l’allure un peu déprimante de quelqu’un qui ne mange pas à sa faim.
– Sympathique ?
– Pas le moins du monde, répondit Florence en riant.
– Mais toi, tu l’aimes bien ?
– J’apprécie son étrange honnêteté. Il ne ment jamais, ce qui le rend direct et brutal.
– Et c’est un copain de “l’autre” ?
– Un associé.
– Hum !… Je me demande à quel genre d’”association” ils appartiennent.
– Nous en avons déjà parlé, Charles. Inutile de revenir là-dessus. Je n’étais certes pas faite pour rencontrer les voyous, mais c’est arrivé. Je n’y peux rien. Et dès lors je l’assume.
– Et moi de même, à l’occasion.
– Ne crains rien : ils sont muets comme des carpes. Xavier mourrait plutôt que de dire le nom de son patron. Je ne pense pas que tu verras surgir la police.
– Moi, je ne crains rien. Je connais les flics, ils ne peuvent m’intimider.
– Tu connais les flics !
– Oui. J’ai eu maille à partir avec eux autrefois, en plusieurs occasions.
– Je l’ignorais.
– Je ne t’ai pas forcément fait l’historique de toute ma vie. Ce n’était pas des cachotteries… Cela ne s’est pas trouvé. Tu n’es pas facile. Tu demandes trop d’écoute. Et il y a des choses que tu n’es pas prête à entendre.
– Cesse de me prendre pour une irresponsable. J’espère qu’un jour, tu me jugeras apte à entendre des histoires d’ogres et de mauvaises fées.

Florence ironisait par habitude, mais Charles l’irritait moins que par le passé. Le visage de son compagnon lui était plus doux. Charles paraissait plus mystérieux. Qu’il ait eu des démêlés avec la police dans sa jeunesse la surprenait… et lui plaisait assez.
– As-tu fait de la prison ?
– Quelques jours.

Florence ouvrit de grands yeux.
– Vraiment ?
– Eh oui, que veux-tu !…
– Si tu m’avais narré ces frasques au lieu de m’assommer de cours de morale, je n’aurais peut-être pas bâillé aux corneilles, ce que je fais souvent avec toi. J’aurais été plus… excitée, émoustillée : tu imagines !
– Je commence. La tendresse, le respect, la gentillesse, l’équilibre, la sincérité, l’honnêteté sont les plus sûrs moyens de ne pas séduire une femme.
– Non, quand même ! dit Florence avec un petit rire. Mais la bonne opinion qu’on a d’une personne peut se retourner contre elle.
– J’attends ton copain de pied ferme.
– N’attends pas. Peut-être ne le reverrai-je jamais.

*

Elle se trompait. Au crépuscule d’une journée de mars, il apparut. Il était venu en auto-stop puis, méfiant, par des cars et en marchant. Il avait un visage gris et terne et n’avait pas changé de vêtements depuis que Florence l’avait vu à Paris. Ses pupilles étaient anormalement grandies, ses paupières étaient gonflées et rouges. La première action de Florence fut de l’emmener dans la salle de bains et de lui laver les yeux.
– C’est rien, dit-il, c’est la poussière de la route…

Mais il semblait s’abandonner volontiers à ses soins.
– Ne bouge donc pas ! Là… C’est fini.

Elle caressa ses cheveux d’une main légère.
– Fiche-moi la paix ! maugréa-t-il.

Il l’avait dit mollement.

A table, au dîner, Charles lui servit une très large assiettée de petit salé aux lentilles que le garçon avala goulûment. Le maître de maison l’abordait avec plus de sympathie qu’il n’avait abordé Taniani. Florence, elle, l’observait d’un air rêveur.

Xavier alla se coucher très tôt après le repas. Il tombait de fatigue et de sommeil.

A peine fut-il sorti de la pièce que Florence demanda :
– Que penses-tu de lui ?
– C’est un gamin. Et toi, que penses-tu ?
– La même chose.
– Je ne sais pas pourquoi Taniani l’a employé, lui…
– Moi, murmura Florence, j’ai de plus en plus de mal à saisir la vérité, la réalité de tout ça. Romain, Xavier… Ils me sont si étrangers, et pourtant ils existent. Ils agissent, ils bougent, ils…

Florence se tut, le souffle coupé. Elle allait dire : “Ils tuent”, ces mots avaient été sur le point de jaillir, malgré elle. La jeune femme prenait soudain conscience qu’elle les avait presque prononcés, ces mots, qu’elle n’aurait pu revenir en arrière, les expliquer à Charles. Elle les aurait dits, sachant qu’elle en était persuadée, mais que rien n’avait laissé prévoir cette étrange et affreuse certitude. Une peur l’envahit, une douleur barra son ventre. Elle se passa la langue sur les lèvres. Elle avait soif et peur.
– Tu disais…

Elle prononça, tentant avec difficulté de retrouver son débit naturel : ils (Romain ou Xavier)… tuent le… cours languissant d’existences comme les nôtres.
– Le train-train.

Florence but lentement une tisane qu’elle avait préparée.
– C’est d’une telle irréalité, Charles… J’ai l’impression de nager dans un vilain marais. Est-ce que je ne vais pas m’enfoncer, me perdre pour toujours ?
– Ne dramatise pas. Et ne te distraies pas en racontant des bêtises. Ce n’est pas le moment de délirer. Veux-tu que je renvoie Xavier ?
– Tes solutions sont des couperets. Non. C’est un enfant, un petit enfant. Je vais le choyer quelques jours…
– … Avant de le rejeter dans le “vilain marais” ? Ta bonté est bien touchante !
– Tu me trouves, encore une fois, intéressée, égoïste ?
– Oui, vraiment ! Céans n’est pas une colonie de vacances… ou une maison de repos, c’est mon foyer, et le tien ! C’est notre foyer. Si tu me rends heureux, tu seras heureuse à Céans. Il ne s’agit pas de rendre heureux les autres et de jouer au papa et à la maman. Ce sera raté tant que nous ne serons pas heureux nous-mêmes. Mais tu vas encore gémir que mes leçons de morale te navrent…
– Non, je ne veux plus “gémir”. A partir de maintenant, je vais essayer de… disons patauger au lieu de m’enfoncer. C’est une promesse, Charles.

Cette nuit-là, ne pouvant s’endormir, Charles et Florence se rapprochèrent l’un de l’autre. Depuis de longues semaines ils n’avaient fait l’amour.

*

Le lendemain, Charles partit travailler et Florence emmena Xavier sur les sentiers. L’été était loin et l’eau, chère et présente, coulait dans le creux qui servait de lit au prétendu torrent de Céans. Xavier et Florence suivirent le fil de l’eau du village au sommet des collines. La jeune femme s’arrêta plusieurs fois pour plonger ses pieds déchaussés dans le ruisseau. Elle adorait cela et n’en finissait plus de regarder ses doigts de pied blancs s’agiter dans l’eau glacée. Xavier observait le spectacle de cette femme redevenue enfant et riait. Il ne s’était jamais promené ainsi et ignorait tout de la nature. Florence était une compagnie agréable et fraîche, une gamine rêveuse que des parents auraient laissé gambader à la guise. Xavier oubliait “l’amie” de son patron pour ne plus voir qu’une copine gentille et gaie qui lui apprenait les vacances et la liberté.

Vers midi, ils chahutèrent gentiment près d’un groupe de rochers pour savoir lequel d’entre ces blocs serait la pierre de leur pique-nique. Xavier gagna et choisit le plus élevé. Là-haut il se percha, son sandwich à la main, et contempla l’horizon et le village dont on apercevait les toits.

– Ta maison est celle à gauche du champ violet, derrière tous ces peupliers…
– Mais non ! Elle est beaucoup plus loin, beaucoup plus à l’écart des habitations.
– Tu délires : elle est près des peupliers, j’en suis sûr.

Florence ne voulut pas le contredire. Il était si plein d’assurance, si gonflé de sa propre force, d’un orgueil de mâle juvénile et émouvant. Elle sourit, se tut et regarda sa maison, là-bas au loin, petite et perdue, et cependant bien bâtie et solide, avec son chat dedans qui les attendait, fondu dans le paysage du paisible salon.

Dans l’après-midi, au sommet de la colline, Xavier passa au moins une heure dans l’observation des insectes. Il était en train de faire un vertigineux plongeon en arrière, vers l’enfance. Jadis, il avait culbuté des bidons, démonté des deux-roues, traîné dans des terrains vagues, mais il n’avait jamais joué avec des insectes. Etendue sur le sol, Florence clignait des yeux au soleil. Elle aurait pu s’endormir. Elle se sentait en sécurité et aurait voulu rester là jusqu’au soir.

Ils redescendirent sans se presser, retrouvèrent le ruisseau et la basse température des crépuscules de la saison. Ils avaient un peu froid, mais ne parvenaient pas à s’arracher à la contemplation de l’eau et de ses rivages. Une main invisible les retenait et, debout côte à côte, ils s’abandonnaient, souriants, bercés par leur musique intérieure et un charme inconnu. Florence s’empara du poignet de Xavier et lui dit qu’elle l’aimait beaucoup, oui, vraiment beaucoup, et que Charles l’aimait bien aussi, et que, quand il voulait, il pouvait revenir. Toujours il serait le bienvenu, toujours il recevrait à Céans un accueil amical et chaleureux. Xavier, qui de sa vie n’avait eu de “home”, disait : “Oui, oui…”, sans que les paroles de l’enthousiaste jeune femme ne parviennent tout à fait jusqu’à lui.

*

Charles vit avec plaisir en ouvrant la porte que leur promenade avait été salutaire, que leurs joues étaient rouges et leurs yeux pétillants. Il leur servit un potage puis un rôti accompagné d’une épaisse purée qui furent dévorés par les deux promeneurs. Florence couvait Xavier du regard et, à chaque bouchée de ce dernier, prenait un air de nourrice contente de la chair rebondie du bébé sous sa garde.

– Un mois sous ce toit, dit Charles, et le squelette deviendrait nounours.
– Je ne resterai pas.

Xavier était grave.
– Pourquoi pas ?
– J’ai un devoir. Ma mission est de ne pas rester.
– Rien ne t’interdit de souffler un brin, dit Florence
– J’ai assez soufflé.
– Il faut savoir se reposer avant de s’élancer à nouveau.
– Je n’ai pas besoin d’élan. Je fais mon devoir.
– Xavier se gargarise du mot “devoir”, dit Florence moqueuse.
– Je me gargarise pas ! cria presque le garçon.

Depuis deux jours, le contact avec Charles et Florence lui avait donné de bonnes manières, il les reperdait en négligeant la négation de ses phrases.
– Laisse donc…, dit Charles.

Florence s’étira, un sourire de star aux lèvres.
– Après cette belle mais rude journée, si nous allions maintenant nous blottir dans nos lits douillets, n’est-ce pas, Xavier ?
– Viens, supplia le jeune homme, je dois te parler…

*

Spontanément, Florence s’assit sur le lit, près de Xavier qui s’était couché.
– Borde-moi, demanda -t-il.

Sans s’étonner, la jeune femme lui obéit et, très tendre, tira drap et couvertures. Immobile, il la regarda faire avec l’air d’un môme comblé : il semblait qu’il venait de céder à un caprice compliqué.


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♦ Carzon Joëlle ♦

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