Chapitre 6 partie 1

– Nous ne nous reverrons pas …? avait murmuré Florence.
Question et réponse.
– Qui sait ?
Ah ? lui aussi : réponse et question.
Puis il avait dit : “Je ne pense pas” et son regard s’était détourné. Il ne semblait pas embarrassé, mais nostalgique et lucide.
Elle ne lui avait pas dit : “Je vous aime.” Ils ne s’étaient pas dit qu’ils s’aimaient. Ils s’étaient quittés ainsi, tristement. Florence éprouvait du regret et du chagrin ; lui, personne ne savait… Elle se souvenait de l’hôtel du Quartier latin, des rires, de Neuilly, du jardin… Un garçon prénommé Xavier avait pénétré cette histoire, par mégarde, par hasard. C’était curieux. Raconterait-elle ? Y aurait-il un jour un récit, le récit d’une aventure, d’un danger évité de justesse, d’une anecdote…?

*

Lorsqu’elle revint à Céans, Eliane tenait toujours compagnie à Charles. Ce dernier ne lui posa aucune question. Il l’embrassa d’un calme baiser et retourna à ses occupations. “Ce grossier individu n’est même pas jaloux”, jugea Eliane, dégoûtée. “Il ne vaut mieux pas”, pensa Florence, sans désir, avec une espèce d’indifférence.

Eliane poussa son amie dans sa chambre et s’assit, silencieuse, attendant, les yeux pleins de brûlantes interrogations. Exceptionnellement, elle n’osait pas parler. Elle piaffait, tentant en vain de maîtriser son impatience naturelle.

– L’heure est grave, finit-elle par dire.
– Etait. L’heure grave est passée. Déjà.
– Fait-il bien l’amour ?

Choquée, Florence regarda sans répondre l’insupportable copine.
– Excuse-moi, murmura Eliane, exhibant une panoplie de gestes et de coups d’œil confus. Mais c’est important, tu sais…
– Vraiment, tu me prendras toujours pour une idiote…
– “Charmante”. Une charmante idiote.
– Une “tête en l’air”.
– Ce n’est pas être tête en l’air que faire l’amour avec un inconnu, c’est peut-être un peu… aventurier.
– Oh ! c’est plutôt toi, en général, l’aventurière…
– Moi, je n’ai rien fait, dit Eliane, modeste. Je n’ai rien fait depuis… sept ou huit ans. Rassure-moi, ma jolie : prouve-moi, par ton exemple, que l’aventure existe, et les aventurières.
– Bel exemple et belle aventurière !
– Allez… Lance-toi dans les aveux alléchants !
-… Que tu vas gober en toute impunité.
– Pourquoi devrais-je être punie ?
– Pour ton indiscrétion.
– J’indiscrète, j’indiscrète… Dis-moi…

“J’aime cet homme”, pensa Florence, puis : “Je l’aimais”. Elle aurait pu l’aimer très fort, l’aimer à en perdre la raison, l’aimer et quitter Charles, quitter l’ennui de Céans, tout quitter et partir loin avec lui, ne jamais revoir Domino, Paris, Pierrot et Eliane… Partir. Que savait Eliane des départs, de la passion, de la violence, de la liberté…? Que comprenait Eliane, elle qui ne connaissait que la douceur de vivre de façon aisée dans un monde quotidien ? Elle n’était qu’une méchante curieuse. Cruelle, envieuse, odieuse… Envahie d’une soudaine violence, Florence cria :
– Va-t-en !

Eliane sursauta et se leva, comme au garde-à-vous.
– Que t’arrive-t-il ? bafouilla-t-elle.
– Va-t-en ! répéta Florence d’une voix basse, pleine de contrainte et de révolte.

Eliane sortit de la pièce avec une allure de chien battu. Pour la première fois, elle se heurtait à la mauvaise volonté de son amie.

*

Florence resta seule, les poings crispés. Elle ne reverrait pas Romain et, dans quelques minutes, elle allait revoir Charles, Eliane… Elle verrait Charles chaque jour de son existence ; elle poserait, chaque jour, ses pieds sur les marches de cette maison et ses pas la porteraient, chaque jour, sur l’allée caillouteuse de Céans. Domino la suivrait, de sa démarche gracieuse et souple, pendant douze ou treize ans, puis un autre chat le remplacerait. Et il y aurait les saisons, chaque saison, les nuages dans le ciel, et les histoires, mortelles, des orages et de la sécheresse…, et les commentaires, sordides, sur les décisions désastreuses des Ministres de la Communauté agricole européenne. Elle s’en moquait bien, Florence, des paysans, de leurs soucis, des étés sans pluie ou avec trop de pluie, des mariages et des naissances chez les voisins. Elle s’en moquait bien.

Elle aimait Romain. Romain qu’elle ne reverrait pas.

*

Eliane et Florence se réconcilièrent ; la Parisienne repartit et tout reprit son cours normal. Charles était très occupé à la mairie, le chat se métamorphosait en marmotte. Florence voulait redécorer la maison. Elle changeait les meubles de place, accrochait de nouvelles tentures, essayait des tapisseries plus gaies, puis elle bousculait tout, arrachait tout, avec rage. Charles encourageait son désir de décoration, mais elle se rétractait et se disait mauvaise, mauvaise… Et mauvaise elle resterait.

*

Un après-midi de décembre, Florence se rendit à la ville la plus proche pour ses courses. A son retour, elle entendit des voix venant de la salle de séjour, des voix d’hommes. Elle pensa qu’il s’agissait du maire et rentra dans la maison sans se presser. Sur le seuil de la salle, le chat observait, les oreilles dressées. C’était ainsi que Domino, prudemment à l’écart, faisait connaissance avec les visiteurs. La voix ne lui était pas étrangère. Florence, qui ôtait son manteau, s’immobilisa, trop surprise pour s’effrayer. Non, ce n’était pas possible. Ce ne pouvait être… Le chat disparut et rejoignit Charles et l’autre personne. Impossible. Si pourtant…
Oui.
La voix était bien celle de Romain Taniani.

Florence entra dans la salle de séjour en murmurant un vague bonsoir, lequel ne fut pas suivi d’écho. Elle alla s’asseoir sur une chaise, les yeux à terre. Le visiteur ne la regarda pas non plus, ce qu’elle ne put voir. (Deux hommes parlaient dans une maison de Bory. Un chat grimpa sur les genoux d’une jeune femme, dans la maison.)

Elle porta son regard vers la cuisine.

(Les rideaux à carreaux rouges et blancs frémissaient à la fenêtre. Un vent froid se levait. Peut-être allait-il neiger ? Monsieur Changris, du village, optait pour la neige. Madame Changris tricotait, hochant la tête sans se prononcer. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers… Florence leur avait rendu visite la veille. Elle s’y était forcée. L’envers, l’endroit… Il fallait bien faire un effort de temps en temps. Pour Charles. “ Ah ! on peut dire que vous avez un bon et brave mari !” Au début, quand ils étaient tout nouveaux à Bory, Florence disait, immanquablement : “Nous ne sommes pas mariés”. Elle insistait sur ce fait, voulait obliger les gens à ne pas l’ignorer, comme si elle avait à tout prix recherché une désapprobation, un rejet. Mais non… Elle était “la femme de Charles”. Personne ne leur enlèverait cela du crâne. Florence mourrait, Florence était morte, l’amie de Pierrot et Eliane, la petite rêveuse excitée qui avait séduit Charles jadis… Florence-la-Parisienne n’était plus que “la-Femme-de-Charles”, les liens du mariage ne modifieraient rien. Elle avait de la chance, Florence d’être reconnue, reçue, choyée, parce qu’un homme l’avait amenée dans ce coin perdu.
Cet homme-là.)

Elle détournait les yeux sur le balancement des rideaux, sur la clarté froide du dehors, elle avait une sensation très forte d’irréalité. Peut-être n’était-ce pas elle, assise sur cette chaise. Peut-être était-ce une autre… La “femme de Charles” par exemple… Mais Domino sur ses genoux la réchauffait… Son compagnon parlait. Il répéta les mots. Elle eut un léger sursaut. “Comment ? dit-elle, excuse-moi, je n’ai pas entendu.”

– Ton ami a des ennuis. Il est venu se réfugier à Céans.

Il s’apprêtait à faire très froid. Le moment où l’on se mettait au lit, le soir, était le meilleur moment de la journée.
– Des ennuis…, répéta-t-elle d’une voix lente, quel genre d’ennuis ?
– Pour quel genre d’ennuis doit-on se cacher, à ton avis ?
– Se cacher… de qui ?

Florence ne savait que dire, qui regarder. Elle essayait, inconsciemment, de gagner quelques minutes, quelques secondes.
– Que cherche-t-on à éviter quand on a des ennuis ? dit Charles d’un ton coupant.

Florence baissa les yeux. Elle avait beau avoir Romain à côté d’elle, elle n’y croyait pas.
– Que vas-tu nous préparer à dîner ?…

Florence prit Domino et se leva. L’anima passa, mystérieusement, des mains de la jeune femme à ceux de Romain. L’homme avait les yeux aussi brillants que ceux du chat, mais c’était un éclat anormal. Ils brillaient de fatigue ou de peur. Reniflant, Domino posa son nez sur la joue de l’intrus. Le nez de l’animal sur sa joue devait être humide et froid. Le cœur de Florence se glaça.

Presque tout de suite après le dîner, ils allèrent se coucher. Florence était assise sur le lit, figée, et serrait son grand châle sur sa poitrine.
Charles la contemplait.
– Tu trembles ?

Elle ferma les yeux.
– J’ai peur.
– De quoi ?
– Je ne sais pas… C’est imprécis. J’ai peur de Romain, de moi…, de toi.
– Tu n’as pas à avoir peur de moi. Que veux-tu que je te fasse ?
– Tu peux ne plus m’aimer.
– Et cela te chagrinerait ?
– Je serais… très triste.
– Vraiment ? Aurais-je pu le croire ces derniers temps ?
– Ne crois rien de ce que tu vois. Je me sens… perdue. Romain Taniani n’a rien à faire dans notre maison. J’ai bien conscience de ma lâcheté.
– Tu n’es pas lâche. Prudente peut-être.
– Je ne suis pas prudente ! Je ne veux pas être prudente. Mieux vaut être lâche que prudente ! La lâcheté, c’est le cœur qui manque. La prudence, c’est… le calcul, la ruse, la… démagogie. Je n’ai rien d’une calculatrice. C’est… comme ça. C’est la chance, oui : la chance qui n’entre jamais dans ma vie.
– Je suis là. Serais-je un symbole de malchance ? Merci. Et il y a cet homme, ce prince venu d’ailleurs qui me ressemble si peu ! Tu as même le privilège de pouvoir comparer. N’est-ce pas une chance ?
– Tu ironises.
– Il semble que je n’aie pas le droit d’ironiser, l’ironie qui est pourtant une maigre consolation.
– Que vas-tu faire de moi ?

Florence frissonnait, oubliait que la présence de Romain aurait pu lui être un bonheur.
– Je ne comprends pas ta question.
– Que vas-tu faire de moi demain, ou dans un proche avenir ? Je ne mérite rien ni personne. Vous êtes … trop pour moi, trop de force ou trop de mystère. Je ne vaux rien.
– Tu adores te déprécier et, te dépréciant, tu es malheureuse et recherche l’impossible.
– Non ! Romain s’est trouvé sur ma route par hasard. Je ne le recherchais pas. Il m’ennuie, m’encombre. Je ne cherche que la paix.
– On ne le dirait pas ! Cet homme est tout sauf la paix. Je ne pense pas que ce soit un voyou, mais… je l’appellerais “bandit”, un bandit des grands chemins, une espèce d’aristocrate qui ferait la fête, un bandit du Moyen Âge, un terroriste du type Robin-des-Bois.

Un sourire effleura les lèvres de Florence.
– Romain n’est sans doute rien de tout cela.
– Ah, oui ? Alors pourquoi est-il venu chez nous, la figure alarmée ? Je m’attends d’un jour à l’autre à recevoir l’aimable visite des flics. Il faudra être très attentive, Florence. Ton ami ne m’a rien confié, mais il a vite constaté que je n’étais pas sot et que nulle explication n’avait besoin d’être fournie. Est-ce que… -ne te blesse pas si je te pose cette question- dans le passé, ne t’aurait-il pas interrogé sur notre logis, sur les environs, sur l’éventuel isolement des lieux ?

Florence retint son souffle.
– Oui. Je crois… C’est même certain.

Elle se mit à pleurer. Charles se tut.
– Je suis une marionnette, finit-elle par dire.
– Pas du tout, Florence. Tu es aussi lucide que moi, aussi éveillée ou méfiante. Tes actes ne sont que la suite logique de tes désirs. Cet homme a certainement la tête sur les épaules, il sait ce qu’il veut et ce qu’il fait…, mais toi aussi, j’en suis sûr.
– Oh ! j’ai confiance en tout le monde, sauf en moi-même.
– Tu as raison d’avoir confiance en moi.

Florence se souvint alors que Romain Taniani ne pouvait être qu’un ennemi aux yeux de Charles. Cet amant d’un jour lui avait-il réellement demandé si elle vivait dans un endroit isolé ? Peut-être. Comment l’avait-il formulé ? Charles donnait une interprétation arbitraire et méchante, son interprétation. Lucide ? Oui, elle l’était. Ou elle devait le rester. Florence tenta de transformer sa panique en calme acceptation des faits.

– En tout cas, Romain est là, dit-elle, et je crois que tu ne le jetteras pas dehors.
– J’ai le sens de l’hospitalité.

“Hospitalité ! pensa-t-elle, n’espères-tu pas plutôt m’offrir le loisir de comparer entre vous deux ? Toi : l’homme responsable, réfléchi, hospitalier, hôte plein d’honneur et mari idéal ; et Romain : pas un voyou, non ! Un “bandit”, c’est ainsi que tu le juges, un bandit qui ne peut que peiner une petite fille gentille, lucide et raisonnable comme moi ! Allons donc, mon beau Charles, je ne me laisserai pas berner. Taniani ne pouvait se douter, lorsque nous nous sommes revus à Salon, qu’il aurait plus tard des ennuis et devrait trouver un refuge. Charles, je t’aime bien, mais quand tu me parles de cette façon, tu n’es pas tout à fait honnête !”

– Ton hospitalité est saluée par notre respect, dit-elle à voix haute.

Elle avait à nouveau son ton désenchanté.
– Je te remercie -Charles se montrait cette fois glacial – Ton « respect » me touche. Et celui de monsieur Taniani me va certainement droit au cœur !


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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