Chapitre 4

Céans n’était pas un latifundium. Céans n’était pas non plus “sa” maison. Céans n’était ni un home ni un refuge. Ce n’était pas une bâtisse typique , une grange améliorée ou un mas ; ce n’était pas un endroit bucolique où l’on cueille des fleurs et où l’on joue au bûcheron et à la bûcheronne. Aux yeux de Florence, Céans n’était rien de tout cela.

Céans était avant tout la propriété de Charles, son lieu d’habitation et de travail, le lopin de terre où il avait décidé de poser son sac, ses outils, son chat, sa voiture et sa femme. Céans était Charles. Le jeune homme avait refermé le verrou de l’entrée, abaissé le loquet de la porte du garage et tiré le rideau entre Florence et Paris.

L’incident était clos. Charles, Lord de ce lieu, s’était déclaré en état de sainteté et, par la même occasion, avait également sanctifié sa compagne. Avec une bizarre indifférence, elle s’était d’abord laissée manipuler. Peut-être s’imaginait-elle que la nature est salvatrice ou qu’au bout d’un certain nombre d’années l’insouciance et le trop-plein de vie doivent être sanctionnés par la prison ? Charles l’intimidait. Elle le supposait plus intelligent qu’elle, ou tout du moins plus sage. Elle se soumettait, non pas à cause d’une nature obéissante, mais par paresse d’esprit -et de corps. Elle n’avait eu nulle envie de se battre. Il avait voulu quitter la ville et ses affres, eh bien ils étaient partis. Si cela ne lui faisait pas de bien, cela ne pouvait pas lui faire de mal.

Le résultat était là : Céans. Charles travaillait comme un fou (lui qui vitupérait jadis contre le stress de la vie parisienne !). Il était absent la semaine, le week-end. Depuis trois ans, il avait peut-être eu dix jours de vacances. Il coupait le bois, tondait les moutons, cultivait, faisait les foins, la paille, bricolait, fabriquait, moissonnait, semait, arrosait, s’occupait de son jardin, construisait des granges, inventait des machines, recevait des conseils, en donnait, avait en plus trouvé le moyen de participer à la vie de la commune en devenant l’ami et l’adjoint du maire. Charles s’épanouissait, Florence se renfermait dans sa coquille. Charles s’éveillait à une existence riche et tumultueuse, Florence s’endormait sur le seuil de la maison.

Pour la jeune femme, Céans rimait avec “néant”. Elle allait à Paris comme elle se serait jetée dans une rivière, pour s’y purifier… Ou pour s’y noyer ?… D’ailleurs, une grande partie de l’année, la rivière de Céans ne coulait plus, nul cours d’eau ne venait apaiser l’âme troublée de Florence. L’eau, qui était pour elle un repos, une récompense, un cadeau merveilleux de tous les instants, n’existait plus. Sa vie dans la commune de Bory -c’est ce qui lui semblait dans ses moments de désespoir- avait été sacrifiée à la déesse Terre. Florence n’était pas la ville et Charles la campagne : Florence était l’eau et Charles la terre. Le jeune homme avait de plus en plus de mal à maîtriser le caractère de son amie : fuyante, imprévisible, traîtresse ; elle s’était mise depuis peu à pleurer beaucoup, incapable d’apporter une explication à ses pleurs. Il essayait de la consoler, mais comment consoler quelqu’un qui ne veut rien expliquer, qui s’échappe et soudain, après les larmes, se met dans d’étranges colères ? Et les colères de Florence étaient terribles car elles se lisaient plus dans ses yeux et dans son corps tendu qu’elles ne se faisaient entendre. Elle était capricieuse, crispée, injuste. Quand Charles se plaignait de trop travailler, elle riait. Quand il voulait rester auprès d’elle, elle soupirait et murmurait, s’adressant à Domino : “ Ah ! nous sommes si bien tout seuls, n’est-ce pas, minou ?”

Elle parlait de solitude, mais refusait d’aller voir des voisins. Elle se moquait des gens travailleurs, des couples, des familles nombreuses, des fermiers, des touristes… Face à la détestation qu’elle manifestait pour tout un chacun, Charles se rendait compte en fait qu’elle ne supportait que lui et, intérieurement, il en éprouvait un certain plaisir.

Avec constance, la jeune femme était malheureuse et se le reprochait. Elle se drapait de misère et de mystère. Son attitude -elle en avait bien conscience- peinait son ami. Elle lui rendait la vie impossible, lui si heureux avant sur ses terres, en compagnie de sa femme. Florence se méprisait elle-même d’étaler ainsi son insatisfaction.

Ce matin-là, par un pur hasard, Charles était présent lorsque le téléphone sonna.
– Allô, ma sauvageonne ?

C’était Eliane, dont la voix haut perchée résonna plaisamment aux oreilles de Florence.
– Oui, chère Parisienne !…
– Ah, tais-toi ! J’ai une très mauvaise nouvelle à t’annoncer. J’en suis malade. Accroche-toi ! C’est affreux, tu vas voir… Figure-toi que Pierrot, pour son boulot, doit se déplacer jusque dans le Midi, oui ! Plus d’une semaine. J’ai gueulé, mais je suis obligée de le suivre. Pas question qu’il parte seul ! Tu connais les cadres en vadrouille, n’est-ce pas ? Enfin, tu imagines… Pierrot déchaîné à l’idée d’un soudain et bienvenu célibat !

Florence pouffa et ne se prononça pas. Elle avait du mal à se représenter Pierrot “déchaîné”.
-… Bref, je fais moi aussi mes valises… et j’arrive ! Le 7 du mois prochain. Préparez le feu de cheminée et la soupe au pistou. Je suis fort mécontente et tremblante comme une puce.

Florence supposait qu’Eliane, à cet instant-là, s’ébouriffait.
– Nous serons sur le pied de guerre.
– Je l’espère ! C’est l’Exode pour moi, tu sais… Je suis très abattue.
– N’emporte pas toute ta maison !
– J’emporterai ma tristesse, soupira Eliane, saisie d’un élan romantique. Au fait, dis-moi…

Lorsqu’elle adoptait ce chuchotement intime, Eliane appelait les confidences.
– Oui… Charles est là.
– Oh ! ma pauvre douce… On ne peut donc pas jouer à l’Affranchie du Désert… Donne-lui le bonjour de ma part et dis-lui qu’il aura bientôt deux femmes à sa disposition, deux trésors d’obéissance et de loyauté.

Le rire de Florence fit lever les yeux à son compagnon.
– Que gronde ta copine l’ouragan ?
– Elle annonce son arrivée. Elle compte sur ton obéissance et ta passivité quand elle sera chez nous.
– Seigneur !
– Chère enfant, susurra Eliane, que la présence de Charles n’anéantisse pas ton dégoût justifié. Bats-toi ! Bouge, trompe, énerve-toi un peu !
– De toute façon, je t’attends. Et n’oublie pas dans tes bagages les programmes parisiens des cinémas et des théâtres.
– Ça ne risque pas ! Peut-être, à mon retour, laisserai-je à Charles ces programmes et te bouclerai-je à la place !
– Sornettes ! Comment va Pierrot ? …

Ravie de l’arrivée d’Eliane, Florence, métamorphosée en cabri, gambadait dans la pièce.
-Elle va pourtant bousculer ta paresse, dit Charles.
– Critique rabâchée ! La paresse est une grande qualité. Je la revendique.
– Pas tous les jours.
– Eh bien, aujourd’hui. Eliane ne bouscule rien, elle me réveille.
– Hum ! On va devoir le matin se lever sur la pointe des pieds, soupira Charles. Combien d’heures dort-elle, déjà ?… Dix, onze…? Et c’est une maniaque du feu de bois. Nous ne pourrons échapper, chaque soir, aux bavardages littéraires tous bien en cercle devant la cheminée.
– Tant mieux ! Je m’assoupissais ces derniers temps sur l’historique journalier de la grange des Changris.
– Méchante !

Cachant son irritation, Florence regarda Charles et sa pipe. Il “fumaillait” en effet cet engin depuis une ou deux semaines. C’était nouveau et exaspérant.
– Tu adores Eliane, dit-elle.
– Bien sûr ! Mais je préfère Pierrot, il est plus reposant.
– Association de mecs…

Plus que d’habitude, Charles l’ennuyait.

Le téléphone sonna pour la seconde fois. Surprise, Florence décrocha.
– Allô ? Nous désirerions parler à Manon, s’il vous plaît…

C’était une voix jeune, très “professionnelle”… et féminine.
Avant de répondre,Florence eut une imperceptible hésitation.
– C’est moi-même.

Elle attendit quelques secondes.
– Allô, Florence ?

Elle en eut presque les larmes aux yeux. Elle n’avait jamais pensé que cette voix pût la bouleverser.
– Oui…
– Romain Taniani. Vous n’êtes pas seule chez vous ?…
– Non.
– Je vais vite : rendez-vous le 7, à Paris, place Fürstenberg, à midi, O.K. ?
– C’est possible.
– Parfait, murmura-t-il juste avant de raccrocher, adieu, Manon.

Il avait une voix brève et suave.

Florence reposa le récepteur. Sa main était moite. Elle se retourna lentement vers le salon, vers le monde. Dans un fauteuil près de la cheminée, la marionnette d’Eliane la contemplait. Elle était vêtue d’un surah aux riches teintes. Ses jambes étaient serrées l’une contre l’autre. Il sembla à Florence qu’elles étaient attachées. Dans l’autre fauteuil, Charles, les traits tirés, mâchonnait le tuyau de sa pipe.

Florence ne savait pas mentir et Charles savait que s’il posait une question, elle mentirait. La jeune femme, elle, se moquait en cette minute de tout : de ce qui se passait dans la tête de Charles, de Charles, des mensonges qu’elle devrait inventer s’il l’obligeait à en inventer. Elle était lasse et prête à n’importe quoi. La poupée la regardait toujours, condamnée à porter son jolie costume et à rester là, sur ce fauteuil, devant cette cheminée, dans un décor qui ne lui correspondait peut-être pas.

– J’ai brusquement une irrésistible envie d’aller me promener, déclara Florence d’un ton sans réplique.
– Dehors ?
– Non. Plutôt à Paris.
– Maintenant ?
– Disons… Dans une ou deux semaines, vers le 7.
– Et Eliane ? Elle arrive à cette date…

Oui, Eliane…

Les joues de Florence rougirent. Son visage était brûlant, son corps… Elle se sentait à la fois ennuyée et déterminée. Tout devenait bien agité à côté de son compagnon, de la marionnette, immobiles.

– Eliane est adulte et indépendante. Je suis sûre qu’elle sera ravie de te mijoter des petits plats. Elle jouera à la maîtresse de maison et t’arrachera, sans que tu t’en rendes compte, tes ultimes secrets.
– A moi ? Je n’ai aucun secret, dit Charles avec calme.

Florence hocha la tête. Elle ne se laisserait pas accuser, même par un paisible sous-entendu.
– Qui peut prétendre ne pas avoir de secret ?
– Moi.
– Charles, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre égale, tu manques de romanesque et de mystère.
– C’est beaucoup de reproches pour un homme tranquille.
– Tout le monde a un ou des secrets, appuya Florence. Le maire de Bory a sûrement un secret, sa femme, son cousin, Eliane aussi, Pierrot, monsieur ou madame Changris…
– Et toi.
– Et toi, Charles !
– Oui, j’ai un secret.
– Ah !… tu vois bien…

Florence était malgré tout un peu étonnée de ce virage dans son discours.
– Tu le connais.
– Non, je ne pense pas.
– Mon secret est mon amour pour toi. Je le garde en moi, je ne l’avoue jamais à personne.

Florence se crispa.
– Tu veux me donner mauvaise conscience.
– Pourquoi ?
– Oh, Charles !

Elle avait été presque émue, elle était maintenant irritée. Furieuse.
– Rien n’est plus facile que de donner mauvaise conscience aux gens, même si ces gens n’ont pas à se sentir coupables. Chacun porte en soi une conscience malheureuse.
– Comme chacun porte en soi un secret ?
– Arrête. Ne vois-tu pas que tu me mets en colère, que je meurs d’envie de te frapper.
– Celui qui bat l’autre est celui qui craint de recevoir le premier coup.
– Quel sentencieux ! Voilà, j’ai découvert le hic, le truc qui m’agace, qui nous sépare de plus en plus, de jour en jour : tu es un sentencieux.
– Excuse-moi : je suis une personne morale. Sais-tu que ma moralité m’ennuie moi-même ? Je me la reproche quand je te vois bâiller.
– Je ne bâille pas !
– Ces temps-ci, tu préfèrerais dormir avec Domino qu’avec moi.

Tous deux ne purent s’empêcher de sourire.
– Il est vrai, dit Florence, que Domino n’est ni sentencieux ni moral. Il ne parle pas et vit sa paresse avec simplicité.
Je voudrais être comme lui et vivre près de toi sans me poser de questions !
– Fais-le.
– Je ne peux pas. Je suis encore accrochée à de vieilles idées, à de vieilles habitudes…, à un vieux drapeau en quelque sorte.
– Quelles couleurs porte-t-il ?
– Des couleurs chatoyantes, des couleurs de vie.
– Parce qu’avec moi, ce n’est pas “la vie” ?
– Non, murmura Florence, honteuse, c’est une autre vie.
– Tu es encore dans la période qui se situe entre Paris et Céans. Dans un couloir, mais tu vas voir le bout de ce couloir. Pourquoi ne te montres-tu pas un peu plus patiente ? Bientôt tu te sentiras tout à fait à l’aise ici, tu seras bien, heureuse. Peut-être n’y a-t-il plus que quelques semaines d’attente, quelques mois.
– J’ai horreur d’attendre.
– La dernière phase est la plus dure. Attends avec moi.

Attendre avec lui ! Il n’aurait pas dû prononcer ces mots. Il était celui avec qui, justement, elle n’avait pas envie d’attendre. Etre toute dévouée et attendre, en sa compagnie, dans la pierraille !…

– Je ferai triste mine.
– Cela m’est égal.

Florence escamota cette remarque.
-… Je ne te poserai aucune question, dit Charles. Même, je te promets de ne pas être sentencieux. Nous nous contenterons de faire l’amour… sans une parole !

Il manquait trop souvent d’humour : c’était un changement.

Mais regardant la poupée, raidie dans son fauteuil, elle se souvint des réflexions d’Eliane, de ses conseils de révolte. Accablée, Florence eut le désir intense de se laisser aller, là, de tomber sur le tapis, de cesser à tout jamais de discuter et de se battre. Charles ne pourrait pas la relever. Eliane ne pourrait plus l’influencer. Un homme ne la commanderait plus à distance, par téléphone ou autre. Personne ne pourrait plus tirer les ficelles cassées de son amour propre.

Ses yeux se mouillèrent et le jeune homme détourna les yeux. Elle n’aimait pas qu’on la regardât pleurer. Lui aussi se sentait accablé, devinait qu’elle était prête à le trahir, et c’était elle qui pleurait… Pourquoi avait-il choisi cette femme de la ville, d’humeur si changeante, cette femme hostile ? Amoureux d’une Eliane, il se serait heurté à de la chair et du sang. Florence était un esprit tourmenté. Elle rêvait, puis se mettait en colère, puis sombrait. Bateau ivre.

Florence jeta un dernier regard sur la marionnette et quitta la pièce sans plus accorder d’attention à Charles.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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