Chapitre 11

Le sac à dos, gris, pas très grand, attendait sur une chaise. C’était un sac à dos plein d’expérience. Eliane, sur la pochette du dessus, avait esquissé le portrait d’un lion dodu et rigolo, plutôt un lionceau, charmant et vif comme un animal-personnage de bande dessinée. Dans une bulle on lisait : “Je suis LIBRE. Que vive la route et que chantent les cigales !” Florence sourit (de toute façon, à chaque fois que ses yeux rencontraient la bulle, elle souriait) et envoya une pichenette sur les moustaches du fauve. Elle était la cigale et Eliane, quoi qu’elle dît, la fourmi. Elles se faisaient toutes deux un certain cinéma : Eliane celui de la femme libre, sans peur et sans reproche -alors qu’elle vivait très solidement avec Pierrot- ; Florence celui de la femme fragile cherchant une protection -alors que Charles ne demandait qu’à la protéger.

Ce jour-là, Florence était bien cigale et elle avait décidé de monter seule au sommet du Rocher de Beaumagne. Ce n’était pas si loin, mais ce rocher avait fière allure et montrait même une paroi impressionnante, haute et vertigineuse, toute de cailloux et de rocs.

Florence emporta la gourde rouge de deux litres, un gros pull et un K-way, des bananes séchées, du pain. Sur la table de la cuisine, elle posa la carte topographique qu’elle tenait à la main. Charles entra.

– C’est l’événement du siècle ! Toi qui d’habitude me réclames à cor et à cri quand tu veux te balader…
– Je jouis d’avance de cette incroyable solitude, dit-elle, taquine.

Charles l’aida à mettre le sac à dos sur ses épaules, ce qui était stupide car il ne pesait guère, et la jeune femme partit en oubliant la carte.

Quelle belle région ! Que le choix de Charles avait été judicieux ! Comme tout était éclatant, vaste, euphorisant, infini ! Bientôt, mai et juin, les mois des fleurs et des montagnes recouvertes de bleu et jaune, envahies d’odeurs et d’un renouveau de sensations. Mai et juin, selon Charles, étaient les plus jolis mois de l’année. Florence qui, jusqu’à présent, avait plus chéri l’automne, commençait à penser qu’elle avait la même préférence. Elle aimait les collines environnantes, leurs défauts, mais aussi leur caractère, leur grâce. Le manque d’eau de juillet ne provoquait plus ses plaintes. Elle appréciait la nature alentour, les cascades imprévisibles du temps, les mouchoirs de fleurs sur le nez bronzé des monts. Charles riait de la voir découvrir avec des exclamations de joie une nature dont elle aurait pu déjà profiter les saisons précédentes. La jeune femme changeait la direction de son regard et adoptait une autre mode du cœur.

Elle grimpa une heure dans les broussailles par un sentier facile. Xavier avait peut-être pris ce sentier le jour de sa mort. Xavier… Il avait été jeune, révolté, réactionnaire, et si gamin…

Xavier !

C’était un enfant. Ç’aurait pu être son enfant. Mais non… quelle sottise ! Elle avait été dix ans plus âgée que lui. Enfant…

Elle revenait de chez les Changris et les policiers étaient là, appelés par Charles. Il se tenait debout face à la loi, debout devant ce jeune inspecteur appelé Jérémy Moreau ; il était grave, solide, répondant de façon précise, avec des mots autoritaires, claquant comme des couperets. Charles inspirait terriblement confiance. La police posait ses questions, faisait son métier, mais on voyait qu’elle ne se serait jamais permis de mettre en doute la parole du jeune homme…

L’altitude augmentait et Florence pensait à Xavier. Romain avait été perdu, Xavier s’était perdu, et quel était son rôle à elle dans tout cela ? Avait-elle eu une quelconque influence, avait-elle aidé qui que ce fût ? Charles, bizarrement, n’ayant rien à voir dans cette histoire, avait plus compté, plus été impliqué. Et il avait tenu bon et fait front avec une patience, un courage que Florence lui enviait.

… Charles avait parlé avec clarté et une lucidité fausse. La police finalement l’avait cru, même si Jérémy Moreau avait plus d’une fois froncé ses sourcils de flic pointilleux. Il leur avait dit qu’il avait accueilli cet auto-stoppeur comme il avait souvent l’habitude de faire avec les auto-stoppeurs, avec d’autres jeunes ; sa maison était ouverte. Malheureusement, le garçon, durant son court séjour, ne leur avait rien confié. Jusqu’à maintenant, ils ignoraient jusqu’à son nom. C’était un repris de justice, un “homme de main” utilisé par des escrocs déguisés en hommes d’affaires ?Ah, bon… ? Charles n’avait pas eu l’impression d’avoir eu sous son toit un dangereux voyou. Le garçon avait été poli, correct, presque reconnaissant. Lorsqu’il leur avait annoncé son départ, sa femme (Charles avait tourné la tête d’un air clairvoyant et protecteur vers Florence : “N’est-ce pas, chou ?” et elle avait acquiescé) et lui-même avaient déclaré qu’il pouvait rester plus longtemps s’il le désirait. Tout cela pour dire que l’auto-stoppeur ne leur avait nullement inspiré de la méfiance. Charles avait l’expérience des jeunes vagabonds et celui-là, lui avait-il semblé, comparé aux autres, était plutôt mieux élevé. Peut-être, oui : peut-être y avait-il en lui quelque chose de plus dur, de légèrement amer… ? Mais sa visite avait été si brève, qu’auraient-ils pu deviner ? Il avait été en rapport avec un malfaiteur de “haute pègre”…? Vraiment ? Il était pour le moins curieux, avait dit Charles, qu’un individu intelligent utilisât les services d’un garçon si jeune… Qui avait bien pu le supprimer? Car il s’agissait d’un assassinat, n’est-ce pas, la saison de la chasse étant finie depuis belle lurette…? Une bande adverse peut-être ? Ou quelqu’un de sa propre bande, avait suggéré Jérémy Moreau. Dans son coin, c’est à peine si Florence avait écouté. Elle avait trop de chagrin. Elle baissait les yeux, Charles pouvait se débrouiller seul. Après tout, il s’en sortait merveilleusement. On n’interrogea pas Florence, malgré le coup d’œil hostile de Moreau vers elle. La jeune femme était chez des voisins au moment du crime. En tant que femme de la maison, elle avait dit comme son mari…

Beaucoup trop de broussailles entouraient Florence, la pente était plus raide. Elle s’inquiéta vaguement, mais continua son ascension.

… Elle aurait dit les mêmes choses… Non : elle dirait les mêmes choses. A jamais liée à Charles… Fallait-il en être mécontente, se rebeller? Xavier… Mon pauvre petit. Déjà, les policiers prenaient congé, s’excusaient de leur intrusion, de leur nécessaire enquête. Jérémy Moreau disait, l’air maussade : “Si vous avez d’autres détails à nous fournir…” Peut-être seraient-ils obligés de revenir, pour clore leur investigation… Peut-être.

L’obscurité du destin. Xavier, Romain morts, eux deux étaient bien vivants. Un couple. Solidaire dans une grande maison, avec un printemps renaissant, un chat, des aurores d’espérance…

La jeune femme se rendit compte qu’elle s’était égarée. La colline était devenue montagne et la barre rocheuse se dressait de façon inquiétante au-dessus d’elle, cachant presque le ciel. Elle avait de plus en plus de mal à monter. Elle s’arrêta, chercha la carte dans son sac à dos. Après une fouille complète, elle se vit l’avoir oubliée dans la cuisine. Où était donc le sentier ? Elle se redressa, étudia la pente et scruta l’horizon. Levant la tête vers le ciel, elle observa des nuages légers qui s’accrochaient en haut de la barre. Elle décida de continuer l’ascension, pensant qu’elle réussirait bien à trouver une ouverture dans les rochers.

… Son pied droit glissa. Une multitude de petits cailloux et de sable dégringola la pente ; elle se retint à une branche épineuse. Elle montait, montait toujours. Bientôt elle atteindrait le mur rocheux. L’autre pied trébucha et Florence perdit l’équilibre. La jeune femme essaya de se maintenir debout, mais échoua et tomba sur le côté. Elle fit une chute de quelques mètres, s’égratignant tout au long sur les cailloux et les buissons d’épines. Quand elle se releva, le cœur battant, elle se reposa plusieurs minutes en examinant avec soin la barre. Elle vit un passage.

Florence parvint enfin sous la barre. Elle la longea, très précautionneusement, puis l’escalade, dans la cheminée qu’elle s’était choisie, commença. Ce n’était pas une escalade difficile, mais jusqu’alors Florence n’avait fait que des randonnées aisées et tranquilles. Elle privilégiait avec une grande prudence les endroits où poser les pieds. Son cœur n’avait plus les battements précipités de tout à l’heure et elle était très calme. L’escalade dura une heure où le danger ne brouilla jamais le contrôle de ses pensées.

Au sommet, elle retrouva sans peine le sentier.

Quelques heures après, Florence redescendit. Malgré la fatigue, elle se sentait bien. Le danger ne lui avait pas fait perdre ses moyens. Elle pouvait aussi se montrer ferme et adopter le meilleur choix, elle était aussi capable et résistante que Pierrot ou Charles. Oui : même Charles. Le ciel s’était encore obscurci. Les nuages maintenant se confondaient aux fines lueurs. Le matin, Florence s’en était allée sous un beau soleil, elle revenait pour le mauvais temps.

Pas loin de Céans, elle rencontra Charles. Elle joua la surprise.
– Que fais-tu là ?
– Je m’inquiétais…
– Pourquoi ?
– Il y a des heures et des heures que tu es partie, et le temps…
– Le temps est splendide.
– Hum ! Je ne trouve pas…

Il prit son sac à dos.
– Tu avais oublié la carte…
– Je sais.
-… Promenade réussie ?
– Parfaite.
– La solitude ne t’a pas trop pesé ?

Florence ne pourrait jamais empêcher Charles de se montrer compatissant et protecteur.
– Pas du tout ! Je recommencerai. Et toi, j’espère que tu t’es ennuyée…
– Cela m’a fait drôle…, beaucoup plus drôle que si tu t’étais rendue à Paris. C’était une impression bizarre, comme si…, comme si tu m’avais quitté pour ne plus revenir.

Un poignet et une jambe de Florence étaient écorchés. Elle rangea vite son pantalon au fond d’une armoire et baigna son poignet dans l’eau froide. La griffure pâlit et la jeune femme se vêtit d’un corsage à manches longues et d’une jupe. Charles ne vit pas ces écorchures.

La température était très fraîche et Charles enflamma quelques bûches tandis que Florence préparait du thé. Ils se retrouvèrent près de l’âtre. Florence sirota son breuvage avec délices en réchauffant ses pieds. Charles lui tendit une lettre d’Eliane :

“…De grands événements ont eu lieu et sont… passés muscade. A quoi sert la guerre si elle ne laisse derrière elle ni monuments aux Morts ni bombes enterrées sous les dunes ? A quoi sert la guerre s’il n’y a après ni mères éplorées sous de lourds voiles noirs ni petits enfants orphelins courant pieds nus dans les rues dévastées ? Je vous le demande, je le demande surtout à toi, Florence, en qui j’ai placé tant de confiance à une certaine époque. Je suis désolée, déçue, trahie ! Ah ! heureusement, il me reste les divas, mes fumeries, l’alcool… Chère Flo, je te souhaite plein de bonheur. C’est avec une immense sincérité et un cœur gros comme ça que je formule ce souhait. Bois, mange, empâte-toi en toute impunité, caresse ton chat, caresse ton mec, secoue tes tapis si tu ne secoues pas tes puces… Te souviens-tu du jour où tu m’achetas la marionnette ? Etais-tu timorée, timide, minuscule, dans ma boutique ! Je t’aimais bien alors. Ne crois pas que je ne t’aime plus, je t’aime toujours, je t’apprécie à ta juste valeur, mais tu sais ce que sont les illusions perdues. Tu as failli être ce que j’aurais pu être si… Mais avec des si, on mettrait Paris en bouteille, n’est-ce pas ? Or, Paris ne paraît plus guère t’intéresser, n’est-ce pas ? Tu préfères sans doute les collines terreuses, l’air vif (et coupant) de la nature, la pureté tchernobylienne de la Provence ? Enfin, je soupire quand même après vous, oui, oui, même après toi, mon cher bouseux de Charles. Et j’attends Florence, que j’accueillerai toujours volontiers dans mon nid douillet quoique, certes, pollué. Malgré mille soupirs et mille regrets amers et tenaces, je dépose sur chacune de vos joues halées par une vie saine une bise anoblie par l’air de la capitale. Eliane.”

Après sa lecture, Florence ne fit aucun commentaire. Charles l’observait.

– Charmante, notre Eliane…
– “N’est-ce pas” ?
– Je n’arrive jamais à savoir si elle nous chahute gentiment ou… fort méchamment.
– La méchanceté est un don. Eliane adore cultiver ce don. Mais elle se heurte maintenant à des sourires. Je m’en fous, de son opinion. Elle le sait. Cela la met peut-être hors d’elle. Sa méchanceté est devenue gratuite.
– Elle te déçoit ?
– Non, elle m’amuse.

Florence tourna la cuillère dans sa tasse. Elle pensa un instant, lorsque Charles serait absent, appeler son amie pour lui raconter, expliquer…, puis elle n’y pensa plus.

Dans le calme et la chaleur réconfortante de la maison, Charles et sa jeune femme passèrent une douce soirée. D’une main distraite, Florence époussetait le dossier amical des fauteuils. Un plat cuisiné par Charles pendant sa journée solitaire embaumait les lieux. Le chat suivait Florence pas à pas, le ventre rond, tout guilleret et ronronnant.

Ce matin-là, Florence fut réveillée par une patte de Domino sur sa joue et les doigts discrets du soleil. Charles, devinant l’adoucissement des températures, avait omis de fermer les volets la veille. Le chat regardait avec curiosité sa maîtresse ouvrir les yeux, son petit nez noir proche de son nez à elle. Florence le repoussa sans hâte et se rapprocha de Charles qui la prit dans ses bras.

Elle resta ainsi quelques minutes, s’abandonnant à une paresse heureuse.

Romain était mort. Le chat s’étirait. Charles s’apprêtait à apporter son aide pour la tonte. Le soleil luisait, clair et beau, comme chante le Poète… Il devait faire moins chaud là-haut, dans le Nord. Florence frissonna en sortant des draps.

Romain était mort…

Un sac en bandoulière, Charles partait. Beaucoup de travail en perspective… Un sourire un peu ironique aux lèvres, il regarda sa jeune femme sur les marches de Céans.

Elle enfila un pull-over sur sa chemise de nuit et se rendit sur la terrasse.

Là-haut, à Paris, Romain avait disparu, disparu à jamais. Les pluies de la capitale avaient effacé ses traces.

Elle avait aimé un inconnu et cela semblait si loin… Charles, derrière elle, s’agitait dans la maison. Elle entendait tous les bruits familiers du matin.

Des mois avaient passé.

Florence leva le menton et appuya sa tête sur un pilier. Elle avait l’apparence d’une femme qui se prélasse en attendant que son corps s’éveille pleinement au jour.

Charles sortit et lui demanda si elle se languissait.
– Mais non…, répondit-elle. Je me repose, c’est tout. C’est si agréable d’être là… Dis, j’ai rêvé cette nuit que toi et moi nous étions assis au bord d’une rivière, les pieds dans l’eau. Il paraît que c’est bon signe.
– Au revoir ! dit-il.
– A ce soir ! murmura Florence en caressant sensuellement son paresseux félidé.
– A ce soir ! dit-il en écho, avec tendresse.

Il se retourna deux ou trois fois alors qu’il s’éloignait d’eux ; elle gardait les yeux sur lui.

Le chat bâilla, puis s’étira sous le long ciel du Sud.

– FIN –

Note de l’auteur : Voilà, c’est fini ! Merci à tous les lecteurs, que je ne connais pas, de m’avoir lue !

♦ Carzon Joëlle ♦

(vu 1764 fois)
Contacter l'auteurContacter l'auteur (vous devez être inscrit et connecté)

Laisser un commentaire