Chapitre 2 partie 1

– Toi, tu as quelque chose à me dire, chuchota Eliane à Florence dans un coin de la minuscule cuisine.

A Paris, pour beaucoup et pour de plus en plus de gens sans doute, l’étroitesse est reine. Il ne s’agit pas bien sûr d’étroitesse d’esprit, car l’ouverture, la tolérance, l’amour de l’art, les innovations et les aberrations culturelles sont les signes vivants de la largesse (des largesses) parisiennes. Paris est envahi de trop d’idées, de trop d’avant-gardes et de trop de magiciens cachant sous leurs grands manteaux une multitude de farces et attrapes. Paris grouille de nouveautés de toutes sortes et à toutes les époques : Nouveaux Romantiques, parfums, jardiniers nouveaux, ; nouveaux philosophes, couturiers, cracheurs de feu et architectes, marchands de fruits exotiques nés dans la douleur de greffes barbares. En France, à part les vins, c’est toujours à Paris que tout s’est fait, que tout a éclaté et qu’ensuite ont eu lieu toutes les morts de première classe. Il n’y a qu’à Paris qu’on peut voir la Révolution et les Précieux Cocteau et Chanel, Les Halles et le fameux trou, les chats de Colette, l’enterrement de Victor Hugo, le culte de l’église provinciale de Saint-Germain-des-Prés, la Tour Montparnasse et le cachot de Marie-Antoinette, le Pont Mirabeau et le Pont-Neuf encapuchonné-emmitouflé au cours de l’été 1985. Non, il ne peut s’agir que de l’étroitesse de plus en plus flagrante des logements parisiens.

Pierrot était ingénieur et Eliane tenait dans le XIe un petit commerce, mi-bazar mi-boutique de jouets. Pierrot venait de la lointaine Alsace et Eliane était parisienne. En province, ils auraient habité une immense maison sur un fier mille mètres carrés, avec en lot un jardin au bord de la rivière de la commune ; à Paris, sans gloire mais sans mauvaise humeur, ils se bousculaient dans un quarante-cinq mètres carrés. L’étroitesse était la punition d’avoir voulu être parisiens et Eliane criait bien fort à tous les échos qu’à Paris elle était née et qu’à Paris elle mourrait. Deux fois par an, elle faisait contre mauvaise fortune bon cœur et condescendait à s’oxygéner. A Noël, elle suivait son compagnon là-bas dans l’Est, et en août, elle gagnait la Côte, avec une courte incursion chez Florence et Charles. Ces voyages réussissaient à avoir lieu grâce à la patience de Pierrot et à la grosseur de leurs valises en peau. La garde-robe d’Eliane était aussi impressionnante que le nombre de tubes, poudriers, brosses de toutes tailles qui comblaient sa trousse à maquillage. Son sac à main regorgeait de flacons, de parfums, de peignes, allant du joujou à l’instrument à brosser les fauves, d’échantillons, de boîtes adorables contenant soi-disant des pilules. Ce n’était pas sans raison qu’Eliane régnait sur un bazar où d’ailleurs elle et Florence s’étaient rencontrées.

Cela avait été un coup de foudre, deux plutôt, puisque, une heure plus tard, en sortant de la boutique, Florence emportait l’objet qu’elle avait acquis et le souvenir chaleureux d’une jeune femme qui était plus un ouragan d’amitié qu’une habile commerçante.

Dans la vitrine, pendait à un clou une marionnette de charme, elle semblait être une poupée de porcelaine et était vêtue comme une petite fille du XIXe siècle, bouclée et grave, ange sorti tout droit d’un roman de Dickens. Le cœur de Florence ne fit qu’un bond.

La jeune fille venait de terminer ses études et n’avait pas encore trouvé d’emploi. Elle se dit qu’on ne la battrait pas si elle entrait dans cette jolie et poussiéreuse boutique. Elle s’attendait à se trouver nez à nez avec une dame âgée, aussi frisée et vieillotte que sa marionnette. Elle se trouva nez à nez avec une jeune femme, ayant à peine quelques années de plus qu’elle, habillée de façon totalement excentrique, mi-années 20 mi-punk, bavarde comme une pie, agitée, à la poitrine et aux fesses plutôt remplies, qui ne correspondaient guère à l’allure qu’elle voulait se donner.
La boutiquière bariolée se mit, apprenant que Florence était tombée en admiration devant la poupée, à lancer ses bras en tous sens. Les bracelets cliquetaient à ses poignets. La chevelure punk se dressait plus encore dans les airs et, avec véhémence, la propriétaire faisait l’éloge du bon goût de ses clients. Envahie par cette éloquence, anéantie par sa propre audace, Florence dit qu’elle était vraiment désolée, qu’elle n’était qu’une pauvre étudiante, qu’elle n’avait pas d’argent… “Qu’à cela ne tienne ! s’exclama la commerçante. Je vous l’offre !”

Dans la rue du XIe où elle s’était retrouvée, tout étourdie, Florence avait dans ses bras une marionnette, dans sa poche un numéro de téléphone, et dans son cœur une nouvelle amie. La poupée existait toujours, assise très sérieuse sur un fauteuil de la maison du Sud. Quant à l’amitié… Elle avait grandi, elle s’était fortifiée, rendue plus exigeante et moins paisible quand Charles et Florence avaient abandonné la capitale, avec les bons vœux de Pierrot et sous les insultes d’Eliane. Elle leur en avait beaucoup voulu de ce qu’elle appelait leur “Exil”. Elle avait menacé Charles, lui criant que les hommes, égoïstes, inhumains, préféraient leur confort au bien-être de leurs petites amies, et arrachaient sans remords l’une à l’autre des “copines de toujours” qui s’aimaient d’amour tendre. Elle avait traité Florence de lâche, de mauviette, de bêtasse malléable, de chewing-gum sans caractère, de traîtresse, d’âne, de bovine, bref de tous les noms les plus humiliants. Elle s’était défoulée, puis s’était effondrée, en pleurs, entraînant dans sa chambre Florence, pour la sermonner plus encore… Ou s’était-elle effondrée “pour rire”, déjà persuadée qu’elle ne pouvait plus rien, que les dés étaient jetés?… Eliane était une telle comédienne ! Et elle aimait tant avoir le dernier mot. Les hommes les avaient laissées à leurs câlins et aux supplications sans espoir d’Eliane.

Dans sa nouvelle existence, quand Florence avait le cafard, elle prenait la poupée de porcelaine et la serrait contre sa poitrine. Elle fermait les yeux sur ses larmes, essayant de croire à la magie et de transmettre son chagrin dans le corps inanimé de la marionnette. “Eliane, Eliane… Tu me manques ! Pourquoi ne t’ai-je pas écoutée ? Pourquoi ne suis-je pas redevenue célibataire, comme tu l’invoquais, ce qui me faisait rire ? Redevenir célibataire, quelle idée ridicule ! Quelle “expression” ! Se séparer de Charles, pour Paris, une ville, une abstraction !

“ Des hommes, il y a d’autres hommes, disait Eliane, il suffit de sortir dans la rue.”

Elle tentait de convaincre Florence, mais elle ne se convainquait pas elle-même. Eliane, à chaque mécontentement, à chaque fois qu’elle avait de la rancœur contre Pierrot, sortait-elle dans la rue pour aller prendre un homme ?… Comme on va cueillir une fleur dans un jardin ou, et c’est plus triste, comme un homme va se choisir une prostituée rue Saint-Denis… Non !

Après tout, n’étaient-il pas déjà tous les quatre des célibataires ? Ils étaient sans enfants, libres… “Illusion !” disait Eliane. Elle répétait que Pierrot et elle, Charles et Florence étaient “collés”, et que compagnons “collés” on reste si l’on ne s’enfuit pas à toutes jambes, très loin ! “Depuis combien de temps baves-tu devant ce pauvre Charles, et combien de temps encore ? Jusqu’à ce que tu sois une typesse toute chevrotante au milieu de tes moutons, avec au cœur le regret amer de ne pas être restée secrétaire ou de ne pas avoir assez bossé pour devenir prof ou journaliste ? Charles, je ne lui en veux pas, ce gosse plein d’un idéal dépassé, vieux de quinze ans, ce con banal, mais toi, toi, tu es vive, tu n’es point sotte, tu es une copine dont je pouvais être fière, tu ne vas tout de même pas restée “collée”!” “Pourtant tu aimes bien Charles !” protestait Florence. Bouche bée, elle la regardait. La jeune femme ne reconnaissait pas son amie, fidèle à Pierrot, affectueuse avec Charles. Elle observait avec curiosité ce démon qui avait décidé qu’on ne pouvait “trahir Paris”.

Florence n’allait certes pas abandonner Charles pour quelques discours tumultueux tenus par Eliane. Ils partirent. Souvent, Florence “remontait“, plus souvent que ses deux amis ne “descendaient“, et elle courait chez eux, se faisait gronder et taquiner avec joie par Eliane toujours persuadée qu’elle ne pourrait tenir le coup plus longtemps dans ces provinces reculées. La jeune femme s’était mis dans la tête que Florence s’effondrerait, craquerait, reviendrait, avec armes et bagages, se blottir et se faire pardonner dans les bras maternels de la “vraie” Parisienne. Mais Florence ne revenait que pour hanter deux ou trois jours les cinémas et les bars de la capitale, lisant avidement dans son lit le soir “Pariscope” en écoutant, d’un air qu’Eliane jugeait ahuri, les histoires concernant ses anciens amis. Il était évident que Florence préférait les potins d’Eliane à ceux de son village du Sud. Pour faire plaisir à sa copine, Florence commentait à son tour les cancans de là-bas, l’épopée de l’eau pour les fermiers et les naissances pour les foyers plus ordinaires. Elle s’exécutait de fort mauvaise grâce malgré les exclamations flatteuses d’Eliane qui se tapait alors sur les cuisses avec jubilation et ébouriffait joyeusement sa coiffure à la dernière mode : “C’est étonnant !… Epatant!… Vraiment ?… Quel récit !… On croirait du Pagnol… Non ! C’est pas possible ! Personne n’aurait pu inventer ça ! A huit cents bornes de Paris, il se passe encore de telles choses ! Tu brodes !… Non ? Ça alors ! Pierrot, viens écouter !… Il est vrai que toi aussi, mon Pierrot, chez les tribus de l’Est !… Florence, raconte-moi encore… La province, tout de même, ça vaut de petits déplacements ! Et toi, Flo, au milieu de ce “landscape à la Hurlevent”, tu ne dois plus guère penser à nous ! Hein, avoue, ma Sauvageonne, ma Bergère, ma Parisienne reconvertie !…”

Eliane semblait ne pas se moquer d’elle, mais elle écoutait ses récits comme on écoute le récit des aventures d’un invité arrivé d’un pays lointaine, au coin du feu, un soir d’hiver, pour se dépayser. Il est tout à fait probable qu’elle ne croyait pas un mot de ce qu’elle entendait, qu’elle ne savourait tout ça que pour son propre plaisir. Un soir, un week-end, Florence n’était qu’une romancière publique apportant l‘air vivifiant du dehors, un livre de plus dans la bibliothèque de Pierrot et Eliane. Pourtant, Florence ne trouvait guère de sel dans ses menues chroniques, c’était beaucoup trop coutumier. Elle n’était pas à Paris pour se remémorer sa vie avec Charles, elle était à Paris pour un peu de stress après tant de calme, elle était à Paris pour prendre l’air et ses amis étaient là pour la distraire.
15 quater

Bien sûr, Eliane savait cela. Entre les mains de Florence étaient remises les dernières revues sorties en kiosque ; la mutine racontait qu’elle avait croisé André Dussolier rue de la Gaîté, assisté au tournage d’un film avenue Mac Mahon et, les doigts croisés sur le cœur, avouait qu’elle était à quelques pas de la rue de Rennes le jour de l’attentat. Florence avait-elle pensé à elle ce jour-là ? Oui, Charles et Florence avaient beaucoup pensé à eux au cours de cet affreux été…
Mon Dieu, c’était l’horreur, l’enfer !(*)


(Voir la suite Suite)

(*) Note de l’auteur : ce roman se passe à la fin des années 80.

♦ Carzon Joëlle ♦

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