(Quatrième partie)
CHAPITRE V – Dans la bibliothèque

Chantal Hautecœur prit son sac de voyage. Elle se rendait au commissariat pour sa déposition. Si ça se trouve, contrairement à ce que lui avait dit Jérémy Moreau, on allait la jeter au trou pour plusieurs mois. Sa mère en ferait des gorges chaudes. Cette idée amusa Cha qui l’imagina prise de convulsions et obligée d’annuler une virée au Viet-Nâm. Chantal Hautecœur en prison : la famille ne s’en remettrait pas !

Laé et Bruno étaient partis aux aurores. Laé était venue embrasser sa cousine.

– Nous partons dès maintenant, Cha. Bruno est dans sa voiture…
– Va, va, ma belle ! Ton Bruno te rendra heureuse.
– Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
– Paname t’attend ! Ne t’inquiète pas pour moi. Je m’en sortirai toujours.
– Tu joues les gros bras… J’aimerais te croire. Maman m’a dit que si on pouvait t’aider…
– Ta mère a déjà fort à faire. Elle doit être en train de te fabriquer des napperons pour ton futur appart !
– Tu ne peux pas t’empêcher d’ironiser… Si tu avais avec ta mère les rapports que j’ai avec la mienne, tu te porterais certainement mieux !
– Que Dieu bénisse ta maman.
– Je ne sais comment je dois le prendre…
– Bien, ma chère. Nous avons tous une destinée. Les nôtres sont dissemblables, c’est tout.
– Tu pourras venir chez nous… quand nous serons installés.
– Yes ! Ton Bruno me l’a déjà dit.
– Tu ne veux pas qu’on te conduise au commissariat ?
– Non ! Fais une bise à Bruno pour moi.
– Au revoir, ma cousine. Et merci.
– Merci de quoi ?
– De m’avoir conduite ici… Et de m’avoir montré que la vie n’était pas si…
– La vie n’est certes pas un lit de roses ! Sans moi, tu n’aurais pas rencontré ce cher Moreau…
– Il a été le premier et le dernier à me frapper.
– Je l’espère bien, Laé. Au revoir, mon petit.
– A bientôt, Cha.

*

Dans l’escalier, Cha appela :
– Anglet !

Aucune réponse. Elle reprit :
– Anglet François-Arnaud !

Rien. Le silence. La maison vide. Elle voulut s’en assurer et descendit à la cuisine, remonta l’escalier, vérifia toutes les chambres. Personne. François-Arnaud Anglet avait pris manteau et chapeau. Il n’avait pas dû aller faire son jogging. Il était sûrement chez ses amis Dumontel, ces parvenus pleins aux as. A se faire consoler par madame… et mademoiselle Dumontel.

Elle se rendit dans la chambre d’Anglet et s’approcha du chien de Montargis. Le chien était féroce. Il s’apprêtait à égorger l’assassin de son maître. Quand le chien aurait gagné, la populace de Montargis se prosternerait devant la justice rendue et le destin. Cha caressa la tête du chien avec une espèce d’amour.

Ensuite, elle entra dans la bibliothèque.

*

Des livres. Des alignements de livres. Des livres et des livres, et des livres. De beaux livres. Beaucoup de beaux livres. François-Arnaud aimait tant frimer. Des livres qu’il avait lus, elle pas. Des livres qu’elle avait lus, lui pas. Des livres qu’ils admiraient tous les deux. Flaubert, Stendhal, Diderot, Henry James, Dostoïevski, mais aussi Jules Verne, Dumas, Eugène Sue, Max Gallo… Et les peintres… Les bateaux de Monet, de Canaletto ; les îles de Gauguin… Elle avait passé des heures allongée sur ce tapis, dans la belle bibliothèque de François-Arnaud Anglet. Des heures relativement heureuses.

Elle se souvint du début d’un de ses poèmes datant de quelques années :
Ma bibliothèque est pauvre
Mes livres ne sont que des livres de gare
Des livres de passage…

Car Chantal Hautecœur, avant d’être nègre, avait été poète.

*

Elle s’empara d’un livre usé à la couverture rouge : Charles Perrault… Elle lut : “Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderie et des carrosses tout dorés…” François-Arnaud Anglet, avec ses meubles en broderie et ses carrosses tout dorés, avait tué son amie. Aucune punition ne serait assez forte.

Que peut-il arriver à un écrivain de pire que de perdre ses manuscrits ou sa bibliothèque ? Pour les derniers manuscrits, ô ironie, c’était Cha qui les avait écrits. Mais la bibliothèque… Ils étaient là, les livres, innocents et livrés à elle. Elle prit d’abord quelques livres de poche et déchira quelques couvertures. Dans son élan, elle se mit à déchirer, puis à arracher des pages. Elle jeta ensuite les livres à terre et donna des coups de pied dans le tas. Les classiques s’offraient à elle. C’était des ouvrages plus beaux, plus solides, avec des couvertures aux tranches dorées. Avec le coupe-papier qui traînait sur une table basse, elle s’attaqua à eux. Un coup de poignard dans L’Education sentimentale, un coup dans les entrailles de La Chartreuse de Parme, une blessure inguérissable dans le ventre de Crime et châtiment. Il sembla que les romans tombaient d’eux-mêmes des rayonnages. Ils rejoignirent le désastre des livres de poche. Tas de merde. Cha s’entêta sur eux.

Quand François-Arnaud rentrerait, il verrait enfin à quel point elle l’avait haï. Il ne douterait plus qu’une jeune fille, qui avait fait de la littérature sa raison de vivre, avait été prête à tous les sacrifices pour le démoraliser. Enfin, il frémirait. Enfin, il aurait mal. Enfin, il souffrirait dans sa chair. La mort de Té ne l’avait pas fait pleurer. La mort de Té ne l’avait pas fait douter. Il s’était cru le centre du monde. Même l’hostilité du policier Moreau n’avait pu le déstabiliser. Sans Cha, François-Arnaud devrait comprendre qu’il n’était plus rien. Sans Cha et sa belle, chère bibliothèque.

Cha descendit à la cuisine et trouva un marteau. Elle remonta et démolit systématiquement les meubles supportant les livres. Elle prenait son temps. Même si Anglet était revenu à ce moment-là, elle ne serait pas arrêtée. Plus rien, plus personne n’entravait le chemin de la jeune femme. Mourez, François-Arnaud Anglet ! Mourez dans votre vide et votre crasse! Mourez dans votre demeure vide, votre demeure de bourgeois satisfait, votre demeure de conte de fées où une princesse n’eut pas le droit de vivre.

Chantal Hautecœur aurait pu mettre le feu à ces tas de livres, mais cela aurait rappelé les autodafés et certaines inquisitions pas si lointaines de notre époque. Il faut faire la différence entre l’intolérance et le désir de démolition pure. C’était une entreprise de démolition et le commencement d’autre chose. Plus jamais il n’y aurait dans la vie de la jeune femme de François-Arnaud et de Montargis. Plus jamais un homme sans cœur. Plus jamais une ville sans la mer.

Cha n’épargna que les beaux livres de ce jour-là, les livres du moment où Thérésa était en train de mourir, sur la Tasmanie et l’île de Pâques. Elle les posa doucement sur le sofa et paracheva son entreprise de destruction.

*

Cha sortit calmement de la maison de la rue du Four-Dieu. Les policiers Moreau et Pommier l’attendaient. Son sac de voyage à la main, elle portait un blouson de cuir noir et une grande écharpe cachait à demi son visage. Adieu, Té. Adieu, ma douce amie. Dans les rues de Montargis, personne ne la reconnut. D’ailleurs, qui avait connu la jeune femme dans cette ville ? Cha se dirigea vers le canal de Briare et l’hôtel de police.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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