Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était ;
mais la Barbe Bleue avait un cœur plus dur qu’un rocher.
“Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout à l’heure.”
Charles Perrault


Première partie

La grande maison était entourée de murs, de hautes grilles, de piliers hérissés de piquants, d’avertissements sous formes de pancartes, mais Cha était entrée quand même.

La porte principale était de bois immémorial, de fer forgé, de serrures plus serrées que des serrures normales, mais Laé l’avait fait ouvrir.

Le corridor d’entrée était froid, carrelé et propre comme une morgue, jamais adouci de bouquets, mais Té l’avait conquis d’un pas de petite fille immaculée.

Cha était le surnom de Chantal, Laé celui de Laetitia, Té celui de Thérésa.

Il y avait trois jeunes filles, deux vivantes et une bientôt morte, et aussi deux hommes, un vieux et un jeune, bien vivants.

Ils étaient comme deux pions sur un échiquier, roi et chevalier peut-être, mais dans ce cas, où était la Dame ? Le roi était noir et le chevalier était blanc, à moins que ce ne fût le contraire. Où était la pièce maîtresse ? Qui aurait-on enlevé : le méchant noir ou le bon blanc ? Le bon noir ou le méchant blanc ?… Ou alors la maîtresse ?

*

Chantal Hautecœur, la plus âgée des trois jeunes filles, était une brune violente. Laetitia Queneau était une douce tout en équilibre, Thérésa Moreno une rousse toute en courbes. Cha avait quémandé et c’est ainsi qu’elle avait fait entrer Laé ; Laé avait pleuré et ainsi elle avait pu faire entrer Té. Personne ne se souvenait comment Cha, elle, était entrée. Qui l’avait fait venir ? Le propriétaire de la maison ? Ce n’était pas sûr.

La presque morte avait dû entrer par effraction.

Personne n’était jamais ressorti depuis lors, sauf elle, dans le cercueil de la police.

Puis était entré Jérémy Moreau, un râleur violent, aussi violent que Cha, tout en circonvolutions comme Té. Sa première tâche avait été de chercher “qui” était la victime, la seconde de chercher qui il allait bien pouvoir maltraiter et peut-être frapper. On a beau être homme, on n’en est pas moins policier.


CHAPITRE I – Comment Laé entra dans la grande maison

Laetitia Queneau était une cousine de Chantal Hautecœur, une cousine déjà un peu lointaine. A vrai dire, leurs mères respectives étaient déjà cousines et s’étaient fréquentées de façon assidue à l’adolescence pour se perdre un peu aux mariages de la maman de Cha, puis de celle de Laé.

Cha et Laé s’aimaient modérément. A quinze ans, elles avaient échangé des T-shirts, à dix-huit des CD, à vingt des copains. Laé admirait et enviait la violence de Cha, Cha n’admirait pas la douceur de Laé et n’enviait nullement ses amours passagères qu’elle trouvait de pacotille.

On était en ces temps poisseux qu’on appelle “la Crise”, en mettant des C majuscules à “Crise” et un bémol à la longueur supposé de la chose; Laé était en attente d’une occupation satisfaisante et surtout rémunératrice. Elle savait que, depuis quelques mois, sa cousine Cha vivait à Montargis, chez un de ces privilégiés qui peuvent faire vivre des gouvernantes… et pourquoi pas des secrétaires. La jeune fille avait un BTS et une très haute opinion de la gent intellectuelle dans laquelle Laé pensait sa cousine plongée.

– Allô, Cha…? C’est moi, Laé.

Une voix lente, presque hésitante, ce qui surprit la future secrétaire de “Monsieur”, lui répondit :
– Ah !… Laé. Comment… vas-tu, je veux dire : comment as-tu obtenu mon numéro ?
– Je me suis permise d’appeler ta mère qui…
– Oui, oui… Elle n’est donc pas à New York ? Elle a baissé le pied…

Ce qui était plus une constatation qu’une question et qui mit Laé mal à l’aise. Comment faire ? Comment poser ses marques auprès de son énergique cousine qui ne s’en laissait pas conter, comment se faire de la pub d’une manière à la fois polie et insistante ? Laé n’avait pas vraiment l’habitude de chercher du travail, quant au piston… Son embarras se perçut, même au téléphone ; Cha essaya de lui venir en aide :
– Je dois t’avouer que je suis plutôt prise ces temps-ci et, comme tu le sais, plutôt loin de Paris, mais… si tu as besoin d’une voiture…
– J’ai encore raté mon permis de conduire, dit Laé avec un petit rire de circonstance, mi-confus mi-moqueur, c’est con, hein… ?

Elle pensait : “Comme la splendide et robuste Chantal Hautecœur doit me trouver conne en effet !” Elle devait lui paraître la cousine attardée qui, après avoir eu tant de mal à décrocher le bac, puis un BTS utilitaire, avait maintenant du mal à conduire une voiture et même à téléphoner…
– Ce n’est pas ça, dit Laé en se lançant avec courage, c’est que tu…, toi seule peut m’aider et…

“Seigneur ! pensa Cha, agacée, serait-elle enceinte et va-t-elle me demander si elle doit pratiquer l’IVG ou pas, quelle plaie !”
– C’est François-Arnaud Anglet, jeta enfin la cousine de Cha dans un murmure d’agonisante…

L’espace de quelques secondes, Cha fut prise d’un frisson d’angoisse, puis le doute s’estompa face à l’absurdité de ce qui lui avait traversé l’esprit. Quelle idiote ! Allons, Cha, reviens sur terre : cette pauvre niaise ne pouvait avoir que quelque chose de très banal à sortir. Quelque chose qui n’ébranlerait aucune conscience, qui ne ferait pas trembler le sol de cette maison.
– Oui, eh bien ? dit Cha, s’armant de patience.
– Il est célèbre. Et riche. Nos mères ont parlé. La tienne a révélé à la mienne que tu recevais de lui un salaire conséquent. Alors, peut-être qu’un deuxième salaire…
– Un deuxième salaire ? répéta Cha qui était à mille lieues des préoccupations de sa cousine.
– Il pourrait peut-être… m’embaucher aussi.
– T’embaucher, mais Laé… tu n’as aucune formation, de documentaliste, de journaliste, de…
– Non ! coupa la jeune fille qui ne comprenait pas tout à fait la portée des paroles de sa cousine, j’ai une formation de secrétaire. Souviens-toi… Mon diplôme… Je sais que tu n’es pas sa secrétaire, mais son agent et…

Son agent ! Quel roman avaient donc pu bâtir les deux vieilles ? Agent littéraire, ça veut tout dire, et ça ne veut rien dire. Laé avait lu le roman et avait cru en la vérité de tous les personnages. Cha se passa une main fatiguée sur le front. Secrétaire… Il faisait saisir ses textes à l’extérieur. Il est vrai que Cha aussi aidait de temps en temps. Il n’aimait pas les ordinateurs, disait qu’un Ecrivain, un pur, n’écrivait qu’à la plume. La bonne blague…

Depuis quelques semaines, Chantal Hautecœur sentait sa carapace se craqueler, son cœur lui manquer. Elle avait des maux de tête, des vertiges de solitude dans les vestiges de sa personnalité. Montargis avait caché sa honte, mais une présence humaine, même superficielle comme celle de sa bêtasse de cousine, lui aurait apporté un peu de baume au cœur. Après tout, pourquoi pas ?

– Ecoute, Laé, je ne te promets rien. J’ignore si François-Arnaud Anglet a besoin d’une personne en plus en ce moment, mais je peux toujours lui demander. Qui ne tente rien n’a rien.
– Oh, merci !
– Attends… Anglet n’est pas… Il n’a pas forcément… Je pense que tu ne lui trouveras pas un caractère très facile, s’il te prend à l’essai. Il est, euh… assez autoritaire.

(Cet euphémisme lui fit se mordre les lèvres.)
– Il est normal qu’un patron soit autoritaire, je préfère même que ce soit comme ça.
– Très bien. Je te rappelle dans la soirée, compte sur moi.

*

Dans un fauteuil face à la porte, il l’observa entrer. Il tenait un livre de la main gauche et sa main droite tapait nerveusement le bras du fauteuil. Il était en train d’arrêter de fumer et le supportait mal. C’était un homme à la cinquantaine dégingandée. Son regard perçant avait institutionnalisé dans son prétentieux entourage la brutalité et l’intransigeance de rapports avec autrui. Il vous regardait et, dès la première fois, vous étiez classé soit chez “les siens” soit chez “les autres”. Les autres, les imbéciles, les inutiles, ceux qu’on exploite. Il observa la jeune femme droite et brune qui entrait et se préparait à l’affronter. Il sut qu’elle avait quelque chose à lui demander, que cela l’ennuyait mais que, en même temps, elle ne lâcherait pas facilement le morceau. Il aimait sa droiture blessée et son intelligence féline. Cha ne baissait jamais la garde, jamais. Même endormie sous de douces paroles, même sous le coup du désir.

François-Arnaud Anglet, auteur de romans historiques à succès, tendit vers elle sa main en manque de cigarettes.

– Je te croyais immergée dans le dossier Marie-Amélie de Bourbon des Deux Siciles, dit-il d’un ton faussement sévère, mais ton arrivée bien sûr m’ouvre la porte des délices.

Cha ancra ses yeux noirs dans les siens et ce qu’elle y lut lui permit de mener la conversation rondement. Le manque de tabac le conduirait à céder plus vite.
– J’ai une cousine, Laetitia Queneau, qu’on a surnommée Laé, et elle s’arrêta là, l’air poli.
– Ravissant prénom et patronyme d’écrivain, dit Anglet. Et alors ?

Cha tendit le bras vers une chaise. Qu’allait-elle bien mettre en avant ? Que Laé était une excellente secrétaire ? Dans les souvenirs de Cha, sa cousine n’était ni vive ni rien du tout.
– Elle a le meilleur BTS de … bureautique, je crois qu’on dit ça aujourd’hui, et elle cherche un job.
– J’ignorais que tu avais des cousines, je ne te connaissais qu’une mère.
– Eh bien, j’ai également une cousine.
– Tu ne l’aimes pas.
– J’aime bien Laé.
– Non : ta mère.

Cha se remua sur sa chaise. Anglet avait le don de détourner la conversation pour vous faire perdre vos moyens.
– Je suis venue te parler de Laé.
– Est-elle jeune, est-elle jolie ? demanda-t-il, le regard caressant les formes de son employée devenue très chère amie.

Cha ferma les yeux, se concentra et se remémora sans peine la joliesse de sa cousine, ses traits francs, son rire cristallin. Oui, ma foi, elle était jolie et il ne serait pas si mauvais que François-Arnaud Anglet oubliât un peu Chantal Hautecœur.
– Elle est plus jeune que moi et certainement plus jolie… et c’est une secrétaire très efficace.
– Est-ce possible ? Plus efficace, plus jeune et plus jolie que toi, fit mine de s’étonner Anglet… Au fait, Marie-Amélie était-elle séduisante au moment de sa rencontre avec le futur Louis-Philippe ?

Cha soupira et prit un air sévère.
– Je voulais simplement te demander d’employer ma cousine, ne serait-ce que pour lui donner le temps d’acquérir de l’expérience et de trouver ensuite une place stable.
– Je croyais qu’elle était efficace sur-le-champ ?
– Non, dit Cha, admettant son mensonge sans froncer un sourcil, elle sort de l’école. Mais elle est jolie, ça elle l’est.

Tous deux se mirent à rire de concert et François-Arnaud posa une main sur son genou, deux doigts glissant sous sa jupe.
– Tu pourrais, dit la jeune fille, lui faire saisir nos notes sur Marie-Amélie de Bourbon, pour commencer…
– Et lui faire partager nos petits secrets, Cha… ? Non.
– Laé est tout ce qu’on veut sauf une fine mouche. De plus, elle est très honnête. Elle nous fera confiance au premier regard, et, si je lui dis que dans “secrétaire” il y a “secret”, je sais qu’elle sera muette comme une tombe. Alors ?… Je t’en prie : fais-moi plaisir, pour une fois.
– Ah ? Je ne te ferais jamais plaisir, Cha, ce n’est pas gentil…

Il l’approcha de lui et elle se laissa faire, plus docile que d’habitude. Elle pensa à sa mère, à New York, à l’indépendance, et aussi à ces îles d’Irlande qu’elle avait rejointes il y a deux ans quand elle ne connaissait pas encore François-Arnaud Anglet ; elle naviguait alors en eaux claires, seule.
– Tu sais très bien que… tu me fais plaisir, mais…

Il rit intérieurement de la voir lutter contre elle-même pour s’arracher cet aveu. “Allons, ma petite sorcière, pensa-t-il, avoue tes faiblesses pour le vieux loup que je suis !”

Elle se décida à dire la vérité :
– Je me sens un peu isolée ces dernières semaines, François, Montargis n’est pas la panacée ! J’aurais besoin d’une présence féminine, s’il te plaît, permets-moi de faire venir ma cousine !
– Aïe ! Ne supplie pas : je t’aime combattive. D’accord. J’embauche une secrétaire, une petite Laé qui remplacera peut-être mon tabac.
Approche… Viens me dire merci.

Elle mit ses bras autour de son cou. Il sentait bon, il avait un magnifique casque de cheveux gris. Elle évita cependant de le regarder et se concentra sur ses caresses. Faire venir Laé ne lui semblait déjà plus une idée si heureuse… Il aimait trop le pouvoir, cette sensation qu’il tenait une baguette magique et qu’il avait tous les droits grâce à cette baguette. Et il aimait trop les femmes, bien sûr. Cha pouvait être si vulnérable, malgré la meilleure volonté du monde pour s’en sortir. Or, si Cha était vulnérable, qu’en était-il de Laé ? Elles ne s’étaient pas vues depuis deux ans. Mon Dieu, non !… Les caresses de François étaient précises, ses doigts l’atteignaient avec une espèce de violence qui lui était douce comme une vague.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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