(Troisième partie)
CHAPITRE IV – Une lettre

Chère maman,

Je ne peux plus écrire mon journal, car on me l’a enlevé. Si je recommence un autre journal, cet horrible policier me prendra pour une gourde… Ce que je suis ? Depuis que je suis arrivée dans cette maison, Cha rigole en me croisant dans les couloirs. Tu avais raison : elle est sans pitié. Elle a été sans pitié avec sa mère, pourquoi aurait-elle été plus gentille avec moi ? Mais je ne dois pas en dire trop de mal, elle a été très bien lundi, c’est elle qui a appelé les Moreno. J’aurais été incapable de le faire.

Depuis lundi soir, il s’est passé des heures et des heures où j’ai regardé tous ces gens s’agiter, où j’ai essayé de ne pas pleurer tout le temps, où j’ai répondu comme je le pouvais aux policiers… Qui pourrait prévoir qu’on doive un jour faire face à de tels événements ? La mort, c’est quelque chose, apparemment, qu’on ne prévoit jamais. Surtout la mort d’un ami. D’un ami de votre âge. D’un ami jeune. Ma pauvre Té, mon amie.

Nous sommes mercredi soir et je ne sais pas quand j’enverrai cette lettre. Si je l’enverrai. Je suis consciente que tu es en train de penser à moi, que tu voudrais que je te téléphone. Mais si je téléphone, ma voix va se briser, Bruno va accourir… Je voudrais, vraiment, lui présenter un autre visage de moi. Il est temps que j’arrête de culpabiliser et que je trouve ce qu’il y a à dire de plus aux policiers.

Cha ne dit pas “les policiers”, elle dit “les flics”, et elle ne le dit pas, elle le crache ! Ma cousine semble s’être mise à haïr tout le monde. On croirait qu’elle va se jeter sur les meubles et tout casser. Si elle était un homme, elle se serait déjà battue avec monsieur Moreau, j’en suis sûre ! C’est monsieur Moreau qui dirige l’enquête, il ne sourit jamais, il est intraitable. Son adjoint, Pommier, est plus agréable, mais tout aussi sérieux. Il y a aussi un policier beaucoup plus jeune. Celui-là sourit, en tout cas cet après-midi il m’a souri en me disant bonjour. Monsieur Anglet, Bruno et Cha ont été réinterrogés. Tous trois sont ressortis de leur interrogatoire l’air contrarié. Cha m’a soufflé : “Ils ne m’auront pas.” Qu’a-t-elle voulu dire ? A-t-elle quelque chose à se reprocher ? Elle n’aurait pas tué Té… Pourquoi l’aurait-elle tuée ? Elle l’aimait bien. A sa façon.

Je voudrais pouvoir tout te dire. Je vais essayer. J’ai amené Thérésa ici, je croyais qu’elle serait à l’abri, qu’elle se reposerait. A peine arrivée, elle s’est entendue comme larron en foire avec ma cousine. Elles n’arrêtaient plus de chuchoter toutes les deux, de se marrer, d’enfiler les robes de l’autre, de passer des heures ensemble dans leurs chambres respectives, de se taire quand j’apparaissais. Je n’étais pas jalouse. J’étais contente que Té s’amuse. Et puis Té s’est mise à prendre ses aises, à se maquiller comme une star, à faire la grasse matinée dans des dessous ravissants qu’elle ne pouvait certainement pas se payer. J’ai pensé que ça n’allait pas. Trop de siestes, trop de paresse. On doit travailler. Tout le monde doit travailler. C’est pour cela que je suis venue ici. Pour travailler.

Je me rends compte aujourd’hui que j’ai recopié les pages de monsieur Anglet et de Cha sans chercher à comprendre. J’ai recopié bêtement. Je n’ai pas l’habitude de ce genre de roman. Je croyais que c’était normal. Comment ont-ils réussi à glisser des histoires de sexe dans un roman sur un couple marié, et bien marié ? Ça ne me regarde pas. Ce n’est pas moi qui représente les futures lectrices de ce livre. Je devrais m’en moquer complètement et je ne peux m’empêcher d’y penser. François-Arnaud Anglet, un “monsieur” tellement bien ! Il reçoit de grands écrivains à Montargis, des gens super connus qui ont l’air de penser qu’il est quelqu’un d’honorable. Et il gagne de l’argent avec… ça. Et ma cousine, et Bruno collaborent à… ça ! Bruno m’a dit qu’il ne faisait que passer, que c’était un job rapide en attendant autre chose, mais Cha ?…

Plus tard :

Je suis allée tout à l’heure dans la petite pièce qui me sert de bureau. Je pensais que si je travaillais un peu, ça m’aiderait à oublier… Je me suis emparée de quelques pages. Je me suis assise.

Maman, je ne suis pas si bête. J’ai quand même un peu étudié la littérature jusqu’au bac de français. Je sais que chaque écrivain a son style, ses manies, ses mots à lui. J’ai lu une page de l’écriture de monsieur Anglet et j’ai reconnu les mots de Cha, ses tics, ses clins d’œil. Elle aime se moquer. Je reconnaissais les moqueries de Cha. Alors, j’ai pensé :
“C’est ma cousine, Chantal Hautecœur, qui écrit les romans de François-Arnaud Anglet.” Et tout à coup, ça m’est apparu comme une évidence.

Cha ne l’a avoué à personne. Je pense que Bruno l’ignore. Et je la comprends, maman : comment reconnaîtrait-elle avoir écrit ces mauvais romans, orgueilleuse comme elle est ! A sa place, j’aurais fait pareil. Elle est ici pour gagner de l’argent. Nous sommes tous ici pour gagner de l’argent avant d’aller voir ailleurs : Cha, Bruno et moi. Il n’y a que Thérésa, ma pauvre petite Té, qui n’a rien gagné à rester chez ce…

Je ne suis plus une naïve. Je suis indignée. Il nous exploite tous. J’étais béate d’admiration devant lui, mais ce n’est pas parce qu’on est un beau monsieur chic, qu’on regarde les gens de haut, qu’on sait parler et embobiner son entourage, qu’on est quelqu’un de bien.

Moi, je suis quelqu’un de bien. Quelles que soient les moqueries, quels que soient les regards en biais que tous ont posés sur moi. Ta fille est quelqu’un de bien, maman. Lorsque tout ça sera fini, j’aurai le courage, j’aurai la force de trouver un boulot à ma mesure. Je suis travailleuse. On m’estimera comme on doit m’estimer.

Qu’est-ce que tu vas comprendre à ce courrier, maman ? Tu n’imagines pas comment sont les gens, leurs vices, leur méchanceté, le mépris qu’ils ont des autres alors qu’eux-mêmes sont bien plus méprisables !

Evidemment, je n’enverrai pas cette lettre. Je vais la déchirer en mille morceaux et la jeter par la fenêtre. Elle s’en ira avec la rivière, et la rivière s’en va vers le Loing, et le Loing s’en va lui aussi. Loin, loin…

Un jour, j’aurai un métier solide, une maison à moi, un mari estimable, des enfants, et j’oublierai Montargis et toute cette horrible histoire. J’oublierai qu’à une époque, il y eut un meurtre et des policiers dans ma vie. “Des flics“, comme dit Cha, la lèvre retroussée.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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