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(Deuxième partie)
CHAPITRE V – Un jeune homme d’avenir
Pommier avait rejoint son chef. Jérémy Moreau fut heureux de se sentir à nouveau épaulé par son adjoint après avoir été, comme malgré lui, déstabilisé par la présence de Cha, jeune fille à la trop forte personnalité. Ils firent entrer Bruno Fabre. Le jeune homme s’assit à la place qu’on lui indiquait, sans rien dire. Son visage était attentif, mais on devinait que tout cela lui paraissait surtout une terrible perte de temps. On était en pleine enquête policière alors que lui, Bruno Fabre, avait un planning très chargé qui l’attendait.
– Monsieur Fabre, dit Pommier le premier, avec le calme qui le caractérisait, nous vous questionnerons sur vos faits et gestes de dimanche et de lundi matin et, bien sûr, sur vos rapports avec la victime.
– Je ne connaissais nullement mademoiselle Moreno, soupira Bruno Fabre. Je suis ici depuis peu de temps et les personnes que j’ai vues, à qui j’ai parlé tous les jours, sont monsieur Anglet, Chantal et Laetitia. Je croisais mademoiselle Moreno dans les couloirs, nous nous disions bonjour, c’est tout.
– Vous avez bien partagé quelques repas ?
– Presque pas. J’ai souvent mangé des sandwiches dans la pièce où je travaillais.
– Tout le monde dans son coin, dans cette demeure, sauf dans les lits, où l’on retrouve la foule, grinça Jérémy Moreau en fixant un mur en face de lui.
– J’ai toujours dormi seul, dit le jeune homme sans sourire. Je comprends que vous connaissez la… position que mademoiselle Moreno avait ici…
– Non. Qu’avez-vous à nous révéler à ce sujet ?
– Elle était la petite copine de Cha, murmura Bruno Fabre d’un air gêné, et celle de monsieur Anglet.
Pommier leva un sourcil. Jérémy Moreau poussa un profond soupir.
– Et qu’en avez-vous pensé ? demanda-t-il en fixant le plafond.
– Franchement, rien.
– Ah ? Vous n’avez pas eu envie de vous joindre à la joyeuse bande?
Pommier regarda son chef avec reproche. Moreau ne pouvait-il donc s’empêcher de sortir des sarcasmes ? Ce jeune homme devait être quelqu’un de très correct, vu sa mise. La remarque du chef était purement gratuite.
– “Joyeuse” n’est pas le mot que j’aurais choisi. Oui, c’est vrai, François-Arnaud Anglet est relativement “joyeux”, mais Cha n’est pas joyeuse du tout ! Et mademoiselle Moreno l’était encore moins. Mon amie Laé m’a dit qu’elle souffrait de profonde dépression avant d’arriver ici.
– L’atmosphère de cette maison lui a fait retrouver la santé, ricana Moreau. Votre “amie” Laé, avez-vous prononcé ?… Je croyais que vous ne connaissiez personne avant votre venue à Montargis ?
– Non. Mais Laé et moi avons vite sympathisé. Laé est une jeune fille bien.
– Je n’en doute pas. Il faut dire qu’au milieu de tous ces… énergumènes, mademoiselle Queneau doit paraître assez fraîche. Avez-vous travaillé avec elle au sujet du livre de monsieur Anglet, ce…
– Louis-Philippe et Marie-Amélie.
– C’est c’la ! Le roman de l’amour conjugal.
– J’ai un peu travaillé avec mademoiselle Queneau. Elle mettait notre travail au propre.
– Mais qui fait quoi ? demanda le policier, dubitatif. Tout le monde semble travailler sur la même chose.
– Un roman historique -je veux dire un roman historique bien fait – cela ne doit pas être n’importe quoi. Les lecteurs de ce type d’ouvrage aiment l’Histoire, ont souvent de solides connaissances en la matière, et ils n’aiment pas les erreurs, même les plus minimes. On ne doit pas se tromper dans les dates, par exemple… Je fais pas mal de recherches, je vérifie les détails ; François-Arnaud Anglet et Cha composent le récit. Monsieur Anglet rédige.
– Je vois… Le gros flemmard, quoi. Une armée de petites mains et, au final, c’est moi qui ai fait la robe et qui récolte le pactole. Et qui paye qui ?
– Monsieur Anglet nous paye.
– Bizarre… Ce n’est pas la maison d’éditions qui paye ? Etes-vous correctement rémunéré, monsieur Fabre ?
– Je n’ai pas à me plaindre et, de toute façon, je ne resterai pas ici longtemps.
– Vous resterez ici en tout cas le temps qu’il nous faudra pour trouver le meurtrier, dit Jérémy Moreau sévèrement. Et mademoiselle Moreno, elle était payée par qui ?
Bruno Fabre prit un air gêné. Peut-être n’avait-il jamais envisagé une chose pareille.
– Elle était invitée, je crois…
– Les putes, on les paye aussi ! claqua Moreau tandis que son adjoint essayait de ne pas le fusiller du regard. Tout travail mérite salaire, n’est-ce pas ? Ou alors cette pauvre petite était-elle jetée hors du lit à coups de pied dans le derrière après la tâche faite ? Bref ! (Il se tourna vers son collègue.) Pommier et moi, nous aimerions bien savoir ce que vous avez fait dimanche, et lundi.
– J’ai couru avec monsieur Anglet dimanche matin. Nous sommes restés en la compagnie l’un de l’autre un bon moment. En fin de matinée et vers midi, dans ma chambre, j’ai mis à jour quelques travaux personnels. Je suis allé dans la cuisine manger un morceau. Il n’y avait personne. En début d’après-midi, j’ai rejoint des copains de Paris à Griselles (la grand-mère de l’un d’eux a une maison dans ce village), je suis resté avec eux tout l’après-midi et assez tard le soir. Vous pourrez leur demander. Lundi matin, je me suis réveillé tard (9 heures), puis j’ai bossé : d’abord seul puis avec monsieur Anglet. Je n’ai pas vu Cha, je savais que Laé s’était absentée, j’avoue ne pas m’être préoccupé de mademoiselle Moreno.
– Pourquoi ?
– Elle ne comptait pas. Désolé de le dire comme ça, mais qu’est-ce que vous voulez que je dise d’autre ?
– Vous ne vous êtes jamais soucié d’elle ?
– Non… Si, une fois j’ai essayé d’expliquer à Laé que la place de son amie n’était pas dans cette maison, qu’elle aurait dû s’en aller. Mais Laé n’a pas compris ce que je lui disais. A ce moment-là, j’ai jugé bon de ne pas insister. Ça m’embêtait juste pour Laé qui ne voyait rien. Mademoiselle Queneau est honnête, elle croit toujours bien faire, mais… elle manque d’expérience. Je… Je me fais du souci pour elle. Il faut que Laé s’en aille, maintenant.
– Pas avant la fin de cette enquête !
– Oui, je sais ! Mais je m’arrangerai pour qu’elle s’en aille, maugréa le jeune homme entre ses dents.
– Vous n’avez plus autant confiance dans cet extraordinaire, gigantique François-Arnaud Anglet, monsieur Fabre ?… Ce cher François-Arnaud, minauda alors Moreau comme pour lui-même.
Bruno Fabre haussa les épaules et regarda dans une autre direction que celle des deux policiers. Il ne dirait pas du mal d’Anglet. Que sa tâche finisse, vite, et qu’il parte vers sa destinée personnelle, après avoir, bien sûr, sorti Laé de cet endroit. Et que la police fasse ce qu’elle avait à faire. Vite. Il ne passerait certes pas sa vie à Montargis.
– C’est tout ce que vous avez à nous révéler, monsieur Fabre ? Vous ne manifestez guère votre désir d’aider la police !
– Je fais de mon mieux, dit le jeune homme, d’un ton indigné. Il est évident que je n’ai rien d’autre à vous mettre sous la dent.
– Si vous voyez autre chose, si vous vous souvenez d’un détail que vous auriez éludé au cours de cet entretien, déclara Pommier d’une voix paisible, venez sur-le-champ nous en faire part.
– Promis, dit Bruno Fabre.
– Lançon ! brailla Moreau tandis que leur collègue surgissait comme par magie, allez immédiatement vérifier les dires de ce monsieur concernant son dimanche bourgeois !
Pommier raccompagna le jeune homme à la porte avec politesse tandis que Moreau ronchonnait en tournant la tête, grossièrement, vers la fenêtre.
– Qu’est-ce que c’est que ce nid de soi-disant écrivains ? s’exclama-t-il dès que Fabre fut sorti. Ils écrivent tous aussi bien que moi quand je fais ma déclaration d’impôts ! Je suis certain qu’il nous font de beaux copier/coller avec leurs ordinateurs et qu’ils servent leur soupe à des lecteurs qui n’y voient que du feu !…
En regardant les yeux brillants de son chef énervé, Pommier se souvint que celui-ci, jadis, avait commencé des études de Lettres.
-… Ils me font doucement rigoler avec leur Louis-Philippe et Marie-Mélanie !…
– Marie-Amélie de Bourbon des Deux-Siciles, rectifia Pommier, une nuance respectueuse dans la voix.
Moreau éclata de rire :
– Ah ! mon cher Pommier, on ne vous changera jamais !
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♦ Carzon Joëlle ♦
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