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CHAPITRE VI – Journal de Laé (suite)
Début février.
Un jeune homme est arrivé ce midi avec monsieur Anglet, dans sa voiture, de Paris. Il s’appelle Bruno Fabre. Ils sont restés tout l’après-midi enfermés dans le bureau du patron, tous les trois, avec Cha. La conférence au sommet. Il faisait soleil, presque chaud et Té est restée longtemps sur le lavoir au-dessus de la rivière à se faire les ongles. Je ne lui fais aucun reproche car elle semble aller mieux. Vers six heures et demie, ils sont ressortis, monsieur Anglet l’air comme d’habitude, monsieur Fabre l’air embêté et ma cousine muette et verte. Je dis bien : “VERTE”.
*
Monsieur Fabre m’apporte aussi du travail : quelques lettres à des bibliothèques étrangères, des passages descriptifs de Louis-Philippe et Marie-Amélie. Il a une écriture haute et droite (en ces temps de l’informatique, qu’ont-ils donc, tous, à écrire à la main ?), j’appellerais ça une écriture autoritaire. Pourtant, il s’adresse à moi d’une voix calme et égale ; il est le seul dans cette maison (à part Té) à me faire un peu de conversation : la pluie et le beau temps, comment je vais, si je vois maman le prochain week-end… Lui semble m’apprécier et, quand il me parle, il me regarde droit dans les yeux. Cha s’est un peu apaisée à son sujet, mais, quand je fais allusion à lui, elle dit : “Sûr que tu l’aimes bien, il est comme toi, il manque singulièrement d’humour. Qui se ressemble…” Pour l’instant, je trouve plutôt que c’est elle qui manque singulièrement d’humour. Ma cousine ne sourit jamais, elle ricane. Je la plains un peu.
Monsieur Fabre me pose des questions sur Té. Il me déclare qu’elle devrait partir d’ici. “Décidément…”, dis-je. “Quoi ?” Je lui raconte que déjà Té m’a demandé, à moi, cela : partir d’ici… “Elle parlait en fait pour elle-même. Vous, Laetitia, vous vous êtes très bien intégrée dans cette maison, vous y êtes très utile.” Je lui dis merci. Il sourit. Il a un beau sourire franc, d’épais cheveux, une carrure athlétique. Je l’ai questionné : fait-il du sport ? Il m’a dit qu’il était originaire du Sud-Ouest, qu’il en avait fait beaucoup. De la pelote basque, du rugby… Nous sympathisons. Il me dit que si je veux, il m’emmènera marcher dans la forêt de Montargis.
Fin février.
Dans la forêt, un parcours sportif, mais en douceur. Je demande à Bruno s’il va rester longtemps chez monsieur Anglet.
– Le temps de Louis-Philippe et Marie-Amélie.
– Et après ?
– Je retournerai à Paris.
– Et puis ?
– Je fonderai un magazine, avec des copains. Nous sommes prêts. Tu nous rejoindras si tu veux. Tu es une bosseuse.
– C’est très chic de ta part, Bruno !
– C’est normal, dit-il en prenant ma nuque fermement entre ses doigts.
Je ne sais qu’attendre de Bruno Fabre, et pourtant je sais, de façon certaine, que s’il fonde un journal comme il le désire, il tiendra sa parole. Je sens que ma vie est en train de prendre un tournant décisif (je calcule déjà la somme que je vais pouvoir prêter à la famille de Té).
– Ce sera quel genre de magazine ?
– Politique, économique.
– De quelle tendance ?
Il paraît surpris.
-… Oui : de droite ou de gauche ?
– Oh, bien sûr… Ni l’une ni l’autre, Laé. Quelle importance ? L’essentiel, c’est d’être sérieux, de mener les enquêtes avec méthode et honnêteté. Notre journal sera solide, tout le monde pourra s’y fier sans craindre ni partialité ni influences.
– C’est vraiment bien, ai-je dit.
Je crois en lui. Il réussira. Je m’en veux d’être triste. Je n’ai pas le droit d’être triste quand je travaille pour François-Arnaud Anglet, quand j’accompagne Bruno dans la forêt domaniale de Montargis…
*
Je reporte ici une conversation que j’ai eue avec Té :
Moi : Té, je t’assure, la paresse ne vaut rien à personne, trouve-toi une occupation.
Té (elle rit) : Une occupation ! J’en ai une… J’en ai deux, j’en ai dix !
Moi : Lesquelles ?
Té : Je distrais monsieur Anglet, je console ta belle cousine, je…
Moi : Tu la consoles de quoi ? Elle n’a nul besoin d’être consolée !
Té : Je la console de la perte de son voilier.
Moi : Quel voilier ?
Té : Son voilier, le seul, l’unique, sa liberté, son bel amour, son bateau en partance qui est revenu, hélas. A Montargis, à l’abordage !
Moi : Tu délires…
Té : Aborder à Montargis, tu te rends compte… Avoue qu’il y a de quoi flipper.
Moi : Je pense qu’il n’y a pas de quoi flipper pour Cha. Elle se débrouille fort bien. Je dirais même qu’elle prospère. Je ne l’ai jamais vue si hautaine, si arrogante, si… conquérante !
Té : Ah, ça…!
Moi : Par contre, toi…
Elle tend ses ongles rouge sang dans ma direction.
Té : C’est la première fois de ma vie que je me vernis les ongles, et tu prétendras que ce n’est pas une belle occupation… ?
Moi : Té, tu me navres.
Té : Chère Laé…
Moi : Je n’aime pas le ton que tu prends depuis quelques jours, on dirait Cha.
Té : C’est une fine mouche.
Moi (j’hésite) : Il me semble… que tu choisis mal tes amis.
Té (les yeux bridés) : Que me reproches-tu exactement ?
Moi : Je te reproche de n’être plus toi-même.
Té (amère) : Etais-je moi-même à Paris, comme tu m’as trouvée ?
Moi : Peut-être.
Té : Alors, je me préfère aujourd’hui.
*
Il faudrait reconduire Té à Paris. Ou chez ses parents. Mais je ne sais pas comment m’y prendre. Si je téléphonais à ses parents, que leur dirais-je ? Rien qu’à cette idée, je me sens découragée. Je dois pourtant
trouver une solution.
(Voir la suite )
♦ Carzon Joëlle ♦
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