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V – Au village
Au centre du village, il y avait une fontaine. Lucia s’en approcha et posa sa main sur la pierre chaude de la margelle. Puis elle regarda l’eau couler, fixement, naïvement, émerveillée comme une petite fille du miracle d’un jouet. Les villes aussi ont ces fontaines. Etroites et limitées par les jolis corps de statues de jeunes filles. Ces corps noirs luisent au soleil, aspirés par la puissance de la ville, oubliés là comme s’ils appartenaient à des vierges désenchantées. On rêve et on s’oublie devant ces petites fontaines innocentes, perdues, abandonnées à la houle des jours.
D’autres s’élèvent, dominatrices, monuments pleins de la force de leur taille et de leur vulgarité. Elles sont au centre des places et les gens tournent autour, indifférents, comme autour d’un hôpital ou d’une prison. Mais les statues des fontaines ne se révoltent pas.
C’était l’eau qui la faisait frémir. Elle était herbe auprès d’une rivière, corps tendu par le désir, corde de violon. Elle se raidissait, concentrait son regard sur le foyer de l’eau, qui l’attirait de la même manière que le feu attire le papillon. Eau, eau de bonheur, eau du miracle. Eau, eau de l’enfance, clef de tous les jeux et de tous les songes.
Je t’aime, je te vénère, je t’adore. Je suis prête à m’agenouiller. Tu es pure, tu laves, tu es la boisson gratuite des pauvres et la plus grande merveille du monde. Pourquoi ne te construit-on plus de temples ?
Les villageois sortirent de leurs maisons et leur donnèrent leur pain et la paille de leurs granges. Les enfants faisaient des lits avec la paille, des lits chauds, des nids où ils se roulaient en riant. Les hommes et les femmes venaient les examiner avec des yeux curieux. Comment ? Ils rient… Constatation qui jetait des paillettes d’étonnement dans leurs yeux cernés par l’habitude. Les enfants, ces enfants-là, riaient. L’odeur de la paille se faisait plus forte, plus évocatrice. On se roulait dedans pour recréer cette odeur.
Lucia s’était avancée vers la place du village en parlant. Sa voix émerveillait et les villageois allèrent l’écouter. Certains roulaient les mouchoirs dans leurs mains, le cou tendu et une lueur d’attente s’allumant dans le regard. Les jeunes filles tenaient leurs jupes à pleines mains et paraissaient soudain plus minces, plus élancées, plus belles. Elles entendaient sans très bien comprendre ce qui leur était donné. C’était nouveau. Les vieux comprenaient mieux, retrouvaient un écho disparu, se reconnaissaient.
Lucia avait la voix d’une créature d’un autre monde, la parole d’une prophétesse aux traits d’enfance. Elle séduisait, elle animait, elle répondait enfin aux demandes étouffées pendant longtemps.
Elle séduisit ce village. Presque avec inconscience. On l’écouta et elle put s’installer avec les enfants, prendre possession du village. On ne lui demandait, en échange de la nourriture et de la paille, que sa voix et son visage pur et levé. La tension qu’on lisait sur ce visage, son absence de sourires, ne rebutaient pas les villageois. Ils attendaient d’elle ce que les hommes attendent d’une flamme. Le soir, épuisée, Lucia retenait son sommeil jusqu’à ronger sa volonté. Elle était tenace et forte, elle était soulevée et rien n’aurait pu l’arrêter dans sa tâche.
Même les soldats.
*
Ils étaient là pourtant. Pourquoi n’en parlons-nous plus ? Ils sont toujours là. Il est inutile de le dire. Ils passaient près de la place : la foule entourait Lucia comme un rempart ; les enfants veillaient et étaient attentifs à la moindre menace. On voyait rôder les enfants comme des renards en alerte, vifs et habiles, vigilants. Cette vigilance rendait les soldats méfiants, ils notaient cependant, ils notaient tout ; mais cette espèce de mysticisme qui s’était emparée du village ne les impressionnait pas. Les soldats ne sont jamais impressionnés par ce genre de folie. Ils suivent les progrès du mal avec intérêt, comme des médecins étudient les progrès d’une maladie incurable. La folie n’est pas dangereuse pour l’ordre ; elle aide au contraire l’ordre à régner, elle le maintient dans sa violence et dans ses habitudes maniaques. La folie donne à l’ordre des prétextes pour consolider son socle. Il est bon de trouver ces prétextes pour continuer à punir. Les soldats se méfiaient, mais ils étaient patients. Tout vient à point… Ils examinaient seulement Lucia avec attention, ils l’étudiaient ; leur rapport devait être aussi fidèle que possible.
« Jeune fille. Très jeune. Encore une enfant. Suivie d’une bande de mômes qui semble lui obéir et veille sur elle. Nous ne pouvons l’approcher. Les villageois fascinés par elle. Nous pouvons saisir ses paroles. Ses discours ne sont pas construits, n’ont pas de sujet précis. Ils vont au fil de sa pensée. N’a pas de pensée conductrice, se laisse porter par son feu intérieur. Les villageois l’écoutent.
Est passée avant dans d’autres villages. Expérience similaire. Personne dangereuse. Devrait être surveillée.
FIN DU RAPPORT DES SOLDATS DU VILLAGE DE X. »
On envoya au village des soldats plus expérimentés, plus discrets. Ils se déguisaient en voyageurs et se mêlaient à la foule dans les auberges. Trop occupés avec leurs visiteurs plus jeunes, les villageois les laissaient s’introduire et parlaient. Quand ils prononçaient le nom de la jeune fille, toute la misère d’une longue époque s’évanouissait. Elle n’était plus que fumée d’histoire. On oublie si facilement. Les voyageurs se raidissaient en constatant cette détente, ce bonheur. Tout bonheur est suspect dans un pays malheureux. Tout bonheur est à blâmer. Il faut alors coller des affiches sur les murs, annoncer des condamnations, évoquer des trahisons. Sinon tout s’en va, tout se défait… Il est déjà si malaisé de construire une hiérarchie solide et une misère organisée… « Discours sans lien conducteur. » Les soldats insistaient là-dessus. Lucia n’était pas un vrai leader, elle était comme stupide face à la Pensée. Elle ne savait pas ce que c’était. Sa « pensée » était celle d’un orage que rien ne peut arrêter. Que peut-on contre la nature ? Elle est la plus forte quand sa voix enfle, quand son corps se tend et gronde. Que faire ? Des rapports, des rapports minutieux et insinuants. Il faut prévenir les chefs. Mais sans excès de zèle. Méfiance, toujours, méfiance, même pour ceux qui portent l’uniforme protecteur, l’uniforme qui permet. Lucia se faisait connaître. On commençait à parler d’elle dans les casernes, dans les maisons de l’Etat. « Lucia X. », à surveiller, dangereuse. Dangereuse… Petite personne frémissante, fragile, toute mince, aigrelette, avec une voix grondeuse et chatoyante, des cheveux de fée, des bras ouverts au monde dans lesquels les villageois avaient envie de se jeter. Petite fée, corps de femme et voix de l’autre monde, ce monde dont l’Organisation ne veut plus. Mystère interdit. Que fais-tu encore ? Tu devrais partir, Lucia, tu n’as rien à faire ici. Pourquoi ne fuis-tu pas ? Il est encore temps. Moi, aussi, je t’écoute, je t’aime, je veille en entendant ta voix. Ta voix est fragile mais chaude. Tu es ce que nous attendions sans le savoir. Je pleure. Je suis seule. M’entends-tu ? Je te donne ma voix, mais tu es un autre visage, un autre corps. Je suis malheureuse et solitaire. Combien ! Tu parles. Ta voix me parvient à travers mille pays, mille solitudes, mille barrières et frontières qui sont des raisons de plus à mon désespoir. Espoir pourtant, LUCIA. Inscrire ton nom en lettres de feu partout, sur tous les murs de toutes les capitales, et tu prendras forme, tu t’élèveras, lumineuse, comme le fantôme qu’un être déréglé a créé dans son délire.
Sur la place du village, certains se sont assis. Des objets passent de main en main, cela fait longtemps que ce n’est pas arrivé : l’échange. On parle, comme c’est étrange… Cela fait si longtemps…
Prendre des mesures. Il faut prendre des mesures. On commença à parler en haut lieu.
*
Il ne fallait pas la tuer immédiatement. Ce village l’aimait trop. Il s’animait sous sa parole. Le dimanche, de grands banquets s’organisaient sur la place. On voyait des enfants courir autour des tables, se poursuivant, bousculant les chaises et les grandes personnes qui se laissaient faire en riant. Au cours des banquets, des vieux se levaient et racontaient leur histoire. L’Histoire. C’était d’excellents professeurs. Leurs cheveux blancs témoignaient d’un apprentissage sévère de la vie. « Voyez-vous, avant… », commençaient-ils. Et ils décrivaient comment était cet « avant » et, d’un ton plus bas, comment cet « avant » avait changé et était devenu « aujourd’hui ». L’un d’eux, en parlant, recréa la présence du vieil ami de Lucia, toujours plus vivante à la mémoire de la jeune fille. Elle crut même le voir revivre là.
« Voyez-vous, avant, dans ce pays, la terre était immense et nous la partagions. Elle ne nous rendait pas heureux. Tout du moins, je ne m’en souviens pas… Mais je dois vous dire que nous la parcourions librement, que nous pouvions l’abandonner si nous nous mettions à la détester… Je ne sais pas pourquoi je dis « nous », c’est idiot, cela n’a plus de sens aujourd’hui pour vous. Je devrais simplement dire « je » et vous raconter mon histoire, puisque ce sont les histoires qui vous passionnent… Mais quelle histoire porte une réelle signification, qui est faite d’un seul personnage ? Où en étais-je ?… Oui, la terre… Elle n’était pas bonne, elle nous trahissait souvent. Cependant, je la connaissais bien et c’est peut-être pour cela que je l’acceptais. Et puis, il y avait si longtemps que j’habitais là. Et mes parents avant moi, mes grands-parents aussi… C’était peut-être le village qui nous… qui me retenait. Il était si vivant, si chaleureux. Chacun de ses murs était imprégné de la personnalité de celui qui l’avait bâti. A vrai dire, il était une personne, mon village, notre village… Nous nous connaissions tous, nous étions une grande famille pas malheureuse, à l’esprit étroit. Regardez, autour de vous, regardez bien. C’est parce que nous ne voyions pas très loin que ce village est devenu comme il est maintenant : sévère, appliqué, impersonnel. Ce village n’est plus à nous, à vous et à moi. Il est à tout le monde, cela n’a plus aucune importance. Je le quitterais sans peine. Je vais d’ailleurs le quitter bientôt. Il n’y aura aucun regret dans mon cœur. Je suis même heureux de partir, je dois l’avouer. Je ne veux pas attrister ce repas par ces mots amers. Je préfèrerais vous parler avec ces mots si bons, si doux qu’on prononçait souvent jadis sans y faire réellement attention. On appelait ça des mots d’espoir, c’était comme ça qu’on les appelait. J’aimerais pouvoir vous expliquer ce que ça veut dire, mais c’est bien difficile pour ma vieille tête cassée, pour ma carcasse fatiguée. Ça prendrait beaucoup d’heures. Pourtant, voyez-vous, si cette jeune fille que nous avons là et que nous avons invitée ne se nommait pas Lucia, je pourrais, moi, lui donner un autre prénom et ce serait justement celui-ci : Espoir.
Ce village était habité par des gens qui dansaient les dimanches. Une jeune fille se mettait à frapper dans ses mains et une ronde se formait autour d’elle, faite de filles et de garçons, et cette ronde nous faisait chavirer. Nous étions joyeux. Nous perdions la tête. Les yeux des vieilles gens brillaient de plaisir et, s’ils ne pouvaient tourner avec les jeunes, qui tournaient avec une rapidité folle, ils pouvaient cependant hausser les épaules en cadence et chantonner. Nous les aimions, ces vieilles chansons, si je pouvais me souvenir, vous dire mieux, vous emmener tous là-bas, dans mon passé dont, depuis longtemps, je n’ai plus eu le courage de parler… Mais j’ai dit « nous » à nouveau… Comment faire ? Nous sommes devenus égoïstes. Nous nous enfermons dans nos maisons. Nous attendons que les nuits passent. Nous attendons que les jours finissent. Nous attendons patiemment que notre vie s’achève. Elle n’était pas vraiment heureuse de mon temps, mais elle était gaie parfois, colorée. Oui, c’est cela : colorée. Maintenant, elle est morne. Nous ne savons même plus être triste. Nous attendons. Notre seule vertu désormais est la patience. C’est une bien pauvre vertu, sachez-le, c’est la plus laide et la plus honteuse des vertus.
Une jeune fille se mettait à frapper dans ses mains. Tout le monde s’animait à ces heures-là. C’était bon de ne plus penser qu’à l’instant présent et de ne plus vivre que lui. Tap, tap… Dans les mains de cette jeune personne, les minutes devenaient des trésors. La vie était pleine de ces trésors-là. Nous les entassions dans nos caves pour en faire une pile d’or. Ces caves, c’étaient nos mémoires, cette pile d’or les souvenirs. J’ai le cœur serré en pensant que les jeunes gens n’ont plus de souvenirs. Avoir des souvenirs est un privilège, même si ces souvenirs sont malheureux. Moi, les miens sont inutiles, car je ne vous les ai jamais racontés. Je les ai lissés pour effacer leurs dessins. Je ne sais pas pourquoi : peut-être justement parce qu’ils sont trop vivants et qu’ils remuent trop la rancune. Ils dérangent. Ô combien ! Ils me dérangent, moi, ces maudits souvenirs. Pas aujourd’hui cependant. Si je n’avais pas peur de vous ennuyer, je les déverserais pour vous, comme un torrent qui éclate alors qu’on l’avait détourné de son lit depuis longtemps. »
Lucia fermait les yeux et se laissait bercer au son de cette voix. Elle oubliait même de l’écouter attentivement pour apprendre certaines de ses paroles par cœur. Elle essayait d’imaginer que le vieil homme était SON vieil homme et qu’il lui redisait ses paroles d’amour. En fait, c’était assez facile : la même voix troublée de voyages, la même tristesse dans les yeux, la même dureté lorsqu’il s’agissait de parler du présent.
Un autre vieux se levait, un autre vieux racontait. C’était bon de les entendre, même s’ils vous faisaient venir cette tristesse à la gorge. C’était bon d’être triste, après l’indifférence.
Indifférence, larve gigantesque, ennemie toute puissante. Pire ennemie de la révolte. C’était elle qu’il fallait combattre, elle surtout. Lucia s’acharnait à la détruire, dans ce village dont elle faisait le siège. La détruire chez chacun, chez l’enfant comme chez l’adulte. La détruire pour que les yeux s’ouvrent. Ils avaient des yeux de poissons morts, des yeux de bêtes de somme, endormis par l’habitude et fidèles au fouet. Ils étaient soumis, ne songeaient ni à vouloir ni à partir. On ne rêvait pas non plus dans ce village, et dans tous les autres villages que Lucia avait traversés ; le rêve et l’imagination étaient absents. On s’endormait doucement à l’ombre du gris, sans bouger, sans demander autre chose. Lucia leur apportait cet « autre chose ».
*
Une nuit, la grange où Lucia dormait prit feu. La jeune fille sut tout de suite que ce n’était pas un accident. Elle le dit aux villageois. Ils détournèrent les yeux.
Ils détournèrent les yeux de plus en plus souvent. Certains gamins commencèrent à jeter des cailloux aux enfants qui suivaient Lucia. Des femmes rentraient chez elles à leur passage. Lucia comprenait qu’elle n’aurait pas dû rester, qu’elle aurait dû partir tôt, laissant derrière elle plus une question qu’une réponse. Comme dans les autres villages qu’elle avait traversés. Mais elle avait aimé celui-ci plus que les autres et elle avait eu le tort de le choisir.
Ils comprirent qu’ils n’étaient plus bien acceptés lorsqu’ils commencèrent à avoir faim. Les rues maintenant vides résonnaient d’hostilité ou d’abandon.
Les soldats avaient fait leur devoir.
Lucia prit une motte de terre du village et en emplit ses poches. Elle voulait l’emporter avec elle comme souvenir d’une réussite, d’un accueil, même si cet accueil s’était mal terminé. Elle la voulait comme témoignage de son expérience toujours plus riche. Elle était grandie par son séjour dans ce village, embellie. Des cailloux jaillissaient de fenêtres anonymes, la place était vide. Lucia annonça son départ.
Une vieille femme lui donna un fichu dont la jeune fille se couvrit. Il l’enveloppait tout entière. Il était de couleur voyante et la drapait comme le fait la toge d’une statue. Sa beauté émerveilla les derniers habitants du village qui osaient encore la regarder. Les fusils des soldats n’empêchèrent pas leurs sourires, et Lucia quitta le village avec, gravée en elle, l’image de ces derniers amis.
*
Ils avaient faim et mangeaient les plantes des chemins. Les yeux graves des enfants se creusaient d’ombres. Certains, malades, s’endormaient au bord des routes, et Lucia, avant de repartir, s’agenouillaient près d’eux, les yeux sans larmes. Personne ne voulait s’éloigner d’elle et le voyage se poursuivait ; on traversait des plaines. Des villages pauvres leur ouvraient timidement leurs portes. Craintivement, car on commençait à parler de plus en plus de Lucia et de ses enfants ; et l’on répandait aussi bien la légende que l’avertissement d’une menace. Mais l’auréole qui entourait Lucia était plus une auréole de danger qu’une auréole de mystère. Lorsqu’elle arrivait dans un village, les habitants bousculaient l’habitude et refaisaient connaissance avec ces sentiments anciens : la peur, mais aussi la volonté de surmonter cette peur.
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♦ Carzon Joëlle ♦
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