IV – Le début du voyage

J’aurais aimé raconter l’histoire d’une corolle. La fleur est fermée d’abord en bouton, secrètement, comme un œil obstiné retranché sous une paupière. Enfin, énervée par les caresses de la rosée, elle s’entrouvre avec beaucoup de méfiance ; elle se compose une attitude, elle s’écarte, elle se réserve. Elle jette un regard vif au monde, puis se crispe et s’en veut de son appétit de connaître. Elle est alors jolie et mince, pressée sur elle-même ; elle se veut distinguée et n’est que coquette. Elle finit par se laisser aller à la chaleur et aux avances du jour, à la cour que lui fait la clarté ; et alors elle s’épanouit, elle s’étire de plus en plus sous le soleil, elle s’abandonne au plaisir, oubliant toutes ses réticences premières. C’est le début et la croissance de sa vie tout entière. Elle s’imagine la plus belle et l’est certainement ; elle fait partie d’un ensemble que rien, à ce moment-là, ne peut déparer. Elle se moquera de l’intrus la réprimandant de son orgueil et lui prédisant l’avenir qui l’attend. Elle découvrira le monde et n’aura besoin d’aucune foi…

Au sortir de la ville, cent routes tendaient leurs bras. Ils avaient envie de les prendre toutes. Ils étaient éblouis par la nouveauté, par ces possibilités de choix. Choisir ! Jamais auparavant, on ne leur avait donné cette permission. Permission de prendre et de laisser. Permission de jeter. Permission de renaître. Naître une seconde fois. Choisir moi-même le jour de ma naissance. Etait-ce possible ? Choisir… Cette fois, Lucia laissait les enfants à leurs bavardages passionnés pour savoir quelle route ils prendraient. Les routes étaient multiples et les enfants aussi. Les caractères s’affirmaient ; les petites voix s’élevaient, coléreuses, hésitantes encore dans ces premières discussions, reflets de chaque personnalité. Lucia écoutait, attentive à reconnaître chacun des enfants. Quelle route prendre ? Il y avait une route droite, une autre étriquée et glissante comme un serpent, une troisième plus mystérieuse… Laquelle ? La route est la seule richesse des nomades. Le ruban lumineux d’une route est pour eux un collier d’une valeur inégalable. Les herbes qui la bordent sont d’autres anneaux, d’autres cercles de clarté et de brillants qui enivrent. La route est une aventure infinie, tout un monde qui se renouvelle à chaque tournant. Ils prirent l’une d’elles, peu importe laquelle ; ce qui importait était uniquement leur départ de la ville, leur fuite vers quelque chose qui ne lui ressemblait pas.

Géante. Fallait-il être géante pour parcourir tout ce pays avec, à sa suite, une troupe d’enfants ? Adorée. Fallait-il aussi être adorée ? Certains tendaient la main vers elle, comme pour recueillir une source. Mais elle n’était pas une source. Elle ne voulait pas être une source. Une source est pure. Qu’importe la pureté ! Une source est fluide. Elle devait se montrer ferme. Jusqu’au bout de la route. Une source est insaisissable. Ils devaient la sentir proche, pouvoir la toucher, pouvoir sentir quelqu’un à aimer qui fût là, fait de chair et de sang, et pas seulement d’eau. Géante, adorée, source ; la route n’est pas assez longue pour courir et avaler tout ce qu’on ne vous a pas offert pendant une enfance. La route n’est pas assez longue pour parcourir la vie. Nous avons pris la route que nous avons voulue. C’est bien. Nous nous éloignons de la ville. C’est déjà comme si elle était loin derrière nous. Oublions.

Les enfants couraient d’abord comme des animaux nouveaux-nés. Ils étaient ivres, joyeux, sans cesse étonnés. Ils poussaient des exclamations vibrantes.

On n’avait pourtant interdit la sortie de la ville à personne.

Cela s’était fait tout seul. Petit à petit, les gens avaient déserté les derniers quartiers, avaient évité les dernières maisons. Aucune pancarte, aucun barbelé interdisant l’accès de la campagne. Rien. Même… Les gens avaient évité de revenir. Ils avaient évité d’y aller, sans doute par crainte du silence menaçant qui enveloppait tout. On ne quittait plus la ville, on ne s’en allait plus. On enterrait ses craintes à l’intérieur des maisons.

Loin derrière nous, la ville. Les piliers de ses portes nous ont regardés passer avec leurs yeux de pierre. Ils étaient rigides, compassés ; nous, nous saluions l’horizon avec de grands gestes fous. Plus tard, nous aurons les bras chargés de fleurs, nos vêtements seront en loques et nos souliers abîmés. Nous serons le vent, la nuit et les étoiles qui courent dans la nuit avec l’aide du vent. Nous serons ce qui brille et ce qui s’éteint, selon la grâce. Petites lampes de la voie lactée. Je suis, sinon la plus brillante, la plus grande. J’ai des yeux de cristal, des mains de porcelaine, mais un corps sculpté dans une matière dure, un corps élancé vers le ciel, les bras tendus, dans une attitude qui n’en finit pas de naître et de demander. Une immense question. Une immense question faite de misère, de cris rauques, de sanglots, mais aussi de feu et d’impatience. Je veux déjà avoir ce droit de demander, puis celui d’exiger, de trépigner de sauvagerie à l’égard de ce qui nous écrase, le droit d’être moi et de retrouver la notion disparue de l’Espoir ! Nous sommes des pierres rares renversées dans l’espace du monde. On nous voit passer, telles des lumières inconnues, des scintillements dont on veut savoir la signification, constellation ! Au début du voyage, nous apportons des falots dans les chaumières des hommes. Discrets d’abord, mais avec mystère, discrets avec des chuchotements musicaux qui figent les êtres dans leur tâche et excitent leur imagination. Nous sommes une pluie bienfaisante, un nuage adouci, un écran magique, un printemps. Les yeux éteints des hommes clignent légèrement sous la surprise. Nous commençons à parcourir le pays.

Mille chemins permis. Les enfants ouvraient leur regard à la nature. Même les insectes avaient pour eux des sourires. On respirait sur les routes une odeur savoureuse de différence.
Des récits de son père revenaient à la mémoire de Lucia. Récits des temps jadis. Quelle chance de s’en souvenir et de pouvoir comparer ! Elle était aussi heureuse que si c’était elle qui avait créé toutes ces choses. Elle chantait et les enfants s’arrêtaient pour l’écouter, charmés. Ils choisissaient leur chemin aux intonations de sa voix. Sa voix aux chants si divers. Elle portait en elle cent oiseaux, dont les chants étaient toujours différents. Ils l’écoutaient, affermis par elle, enorgueillis par elle. Ils se blessaient aux ronces pour aller lui cueillir une fleur aperçue de loin, et revenaient avec, glorieux comme après un acte héroïque. Elle recevait leurs cadeaux avec une grâce de reine. Son sourire était joyeux, mais elle savait rester à l’écart. Ils pouvaient lui toucher la main le jour, mais le soir, ils ne l’approchaient pas. Elle s’asseyait à quelque distance d’eux, silencieuse, attentive. Elle ne se joignait pas à leurs rires. Elle serrait ses mains l’une contre l’autre et semblait réfléchir profondément, rassemblant les événements de la journée et les parcelles d’elle-même qui ne parvenaient pas encore à commander. Car il fallait diriger, il fallait prendre les initiatives que les enfants ne pouvaient prendre eux-mêmes ; et Lucia était jeune, Lucia avait toujours choisi ses aînés, sans rancune, prenant un certain plaisir même à observer avec acuité les autres sans donner son opinion. Les enfants ne réalisaient pas que celle qu’ils jugeaient « vieille » était d’une jeunesse et d’une inexpérience presque complètes. Ils la suivaient. Les branches crépitaient sur leur passage. Etait-ce de joie, d’animation, de surprise ? Les trois se mêlaient sans doute. Joie de voir enfin des jeunes visages, et non pas ces hommes et ces femmes portant un fardeau plus lourd que le malheur d’être né. Animation de fête, car les enfants riaient et leurs voix apprenaient des chansons. Surprise, car les routes étaient depuis longtemps si mornes… Des caravanes passaient quelquefois pourtant, mais noires, mécaniques, droites comme le « i » du mot « police ». Rigides. Elles tournaient un peu plus loin ; alors seulement, les arbres relevaient leurs feuilles, désenlaçaient leurs branches crispées. On respirait. L’air est bon dans le silence, même triste. Tant pis s’il est triste. Mieux vaut la tristesse que la lâcheté. Mieux vaut la tristesse que la haine renfermée. Tant de soin pour recouvrir tout l’intérieur de l’arbre.

Les premiers villages qu’ils traversèrent les accueillirent sans questions. Ils auraient pu pourtant, mais ils ne savaient plus. Les villageoises, qui étendaient leurs draps dans les champs, leur donnèrent la nourriture qu’elles pouvaient. Leurs maris regardaient le groupe d’un œil morne en revenant de leur travail.

Les soirs transformèrent cette indifférence en curiosité. C’était une curiosité encore sans vivacité, mais les enfants étaient stimulés par elle. Les instruments de musique s’aiguisaient sur l’herbe. Les voix les plus fraîches répétaient les refrains. Certains, habiles de leurs corps, révélaient des dons d’acrobate.
« Voulez-vous danser ?
– Danser ?
– Oui, ne vous souvenez-vous pas qu’on dansait, avant ?
– Nous avions des orchestres. Cela n’existe plus.
– Mais nous sommes un orchestre, aujourd’hui, nous sommes les danseurs aussi. »

Les villageois s’asseyaient autour d’eux ; sur leurs visages tristes apparaissait peu à peu quelque chose comme l’attention. Ils devenaient auditoire ; ils payaient avec l’intérêt plus ou moins grand qu’ils prenaient à ce rassemblement inattendu.

D’abord, les gens ne voyaient pas Lucia. Elle était immobile derrière les enfants. Elle étudiait à l’écart les visages et les corps, les différents âges réunis là. Puis, à un mot des enfants pour elle, à un regard tourné vers elle, on finissait par la remarquer. Ses longs cheveux soyeux roussissaient l’ombre. Ses yeux un peu pâles captivaient. Son calme de très jeune fille attirait comme un aimant et on se rapprochait d’elle.

Minuit. Des vieilles gens se souvenaient brusquement de chansons oubliées et des couplets entiers roulaient tout à coup sur la rocaille de leurs voix. Ces chansons ne portaient pas seulement la musique ; elles portaient aussi des histoires, des récits réels, des rappels d’un passé plein de significations, d’actes héroïques et de chagrins. Les autres spectateurs s’apercevaient alors que ce qui s’était passé longtemps pouvait évoquer ce qu’ils étaient en train de vivre. On s’étonnait. On s’observait entre voisins pour voir si l’autre éprouvait des sensations semblables, avait les mêmes réactions. L’étonnement devenait acquisition, puis question.

Au matin, les villageois rentraient chez eux, les yeux grands ouverts et la tête pleine de réflexions et de demandes. Lucia lisait même chez certains quelque chose comme une exigence. Elle souriait.
Elle faisait signe aux enfants, qui remballaient leurs affaires, et ils repartaient sur la route.

La route large, la route flamboyante, la route à la rencontre de l’humain. Lucia inspirait de toutes ses forces l’air nouveau, l’air de conquête qui la soulevait tout entière. Il ne fallait pas avoir beaucoup d’imagination pour se rendre compte que l’entreprise n’était pas inutile. Les enfants savaient bien aussi qu’ils participaient à une belle aventure ; il leur importait peu qu’elle fût étrange et seulement comprise par Lucia. Lucia était leur amie et les plus jeunes lui tenaient la main comme on tient la main d’une grande sœur. Pour les plus âgés, elle avait l’apparence d’un professeur nouveau et sympathique, proche d’eux, auréolée par toutes ses connaissances, qui leur semblaient à eux inaccessibles.

Le vent jouait avec ses cheveux, qui les éclairaient et les menaient comme une flamme dans la nuit. On était en été. Elle était elle-même l’été. Elle portait les saisons et le temps, leur joie de marcher et celle tout simplement de vivre.

On entrait dans une ère nouvelle. Les villages succédaient aux villages, anodins et indifférents d’abord, puis personnalisés et ouverts à l’éveil. Les visages ternes se refaisaient au contact de la nouveauté. L’été fait brunir à nouveau les peaux malades.

Le soir, Lucia s’endormait après tout le monde. Ses yeux grands ouverts dans l’obscurité sentaient pétiller les points noirs annonciateurs du sommeil. Elle leur résistait, aidée par l’image d’un vieil homme courbé, assis au centre d’un terrain vague. Elle le voyait nettement ; sa main la retenait au bord du jour, son regard la maintenait dans le monde, la forçait à rester debout et à parler des heures aux hommes, pas uniquement avec des paroles, mais aussi avec son courage, son corps droit et son visage relevé, comme la tête d’un oiseau guettant l’aube.

Que ta sagesse, ô vieil homme, que ta sagesse faite d’expérience et de bonté devienne ma sagesse, pour que je puisse la transmettre. Lucia s’endormait, éprouvée par ses dures journées. Elle s’endormait souvent assise. Soudain, son corps ployait, sa tête tombait sur ses genoux et ses cheveux recouvraient ses jambes comme une voile de bateau s’amplifiant sous la tempête, une voile faite de millions de fils d’or. Lucia devenait objet d’art sans le savoir, immobile au milieu des paysages immenses de la contrée, elle ressemblait à une statue divine que des voyageurs viennent admirer, se moquant des montagnes et des frontières fabriquées par l’histoire. Elle était si belle dans son sommeil que la nuit s’enroulait autour d’elle comme une longue couverture de protection. Qui alors aurait pu la toucher ? Qui aurait pu l’atteindre ? Les hommes n’étaient pas dignes d’elle. Si elle parlait aux gens et s’ils l’écoutaient, c’était parce qu’elle était porteuse d’une mission et qu’elle ne pouvait y échapper. Mais eux, ne pouvaient rejoindre cette force lumineuse et grisante qui n’appartenait qu’aux fous et aux élus. Ils s’étaient pliés, elle s’était toujours tenue droite. Ils avaient baissé la tête, elle était restée hautaine. Ô Lucia, quand pourras-tu mettre ta main sur la mienne et me faire perdre la raison pour que je puisse me révolter ?

Lucia, ton sommeil est un tableau vivant, et tes rêves contiennent encore ton voyage et les enfants que tu entraînes derrière toi. Tu trembles dans ton sommeil, énervée malgré lui par la longueur des jours et l’inconnu, qui devient toujours plus opaque, toujours plus menaçant. Le courage, la jeune fille le possède, il est la raison de la conquête qu’elle a entreprise avec les enfants, mais il ne peut empêcher l’inconnu, cet inconnu que d’autres nomment avenir, que d’autres nomment mort.

Ce voyage à travers les plaines est aussi un combat contre l’inconnu.

Dans son sommeil, dans ses rêves, la jeune fille ne peut échapper à des mains qui reviennent sans cesse sur son cou et veulent le prendre, le retenir, le serrer. Toujours, toujours plus fort, de façon à lui faire de plus en plus mal. Elle se débat et les mains semblent rire ; elle étouffe, elle refuse de se laisser étrangler sans se défendre et sa volonté se concentre sur ce but unique : vaincre, vaincre cet ennemi invisible, fort, méchant puisqu’il prend parfois plaisir à lui faire croire qu’il l’a oubliée, qu’il ne reviendra plus la torturer. Mais il est là encore, lorsque la jeune fille recommence à vivre, détendue et avide de profiter de son sommeil. Les mains puissantes lui font perdre le souffle, la nuit tourbillonne autour d’elle, elle s’évanouit sous la souffrance. Elle se défend encore pourtant, volontaire, jouant avec la torture comme on joue avec une balle magique. Elle ne veut pas plier, elle ne pliera jamais. Elle est en train de mourir, elle le sait, peu importe… Ce que la nuit lui raconte à travers ses rêves, elle s’en fera une expérience nouvelle, un durcissement, une autre aventure pleine d’indications, d’exemples, de symboles, de paraboles.

Et la nuit qui se tisse entre les étapes du voyage lui donne cette solitude dont elle a besoin pour être elle-même, même si c’est une solitude angoissante et malheureuse.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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