I – Le message (suite)

Pourquoi ne m’apprend-il pas la haine ? songeait-elle. Pourquoi ? Mais ce vieillard est un saint. Il ne connaît pas la haine. Dieu sait pourtant qu’il le pourrait… La haine. Que c’est bon, la haine ! Lucia se rengorgeait de haine. Que c’est bon cette saveur, cette âcreté dévastatrice, plus sauvage que le vent des montagnes ! L’eau venait à la bouche de Lucia à la pensée de toute cette haine qu’elle portait. Elle s’en sentait gonflée et belle jusqu’à la pureté. Que c’est chaud, la haine, quelle brûlure et quelle force, et quel soulagement de la sentir si présente ! La jeune fille s’en repaissait avec un goût de plus en plus violent. Elle aurait voulu crier au vieil homme : « Pourquoi ne la sentez-vous pas ; si vous avez quelque chose à me transmettre, pourquoi n’est-ce pas elle que vous me transmettez ? » Mais ce vieillard était hostile à ce genre de sensualité. Il n’était pas sensuel, il était sage. Fallait-il, à ce moment-là, avoir de la répugnance pour cette sagesse ? Non, décida Lucia. Elle ne pouvait avoir de la répugnance face à la bonté. Elle était proche du dernier roc de bonté. Comment ? Non. Comment serait-ce possible, maintenant, dans ce pays ?
Oh ! Comment ?

– Lucia, écoute-moi, Lucia… Je me souviens de mon pays. Avant ce règne, avant les tyrans. Mon pays : des montagnes et les vieilles femmes en noir. L’été, des fichus de dentelles orange et dorées sur les épaules des jeunes filles. Je ne dis pas que ces coutumes étaient intelligentes, je dis qu’aujourd’hui, les femmes ont abandonné leurs costumes et qu’on a mis des uniformes de soldat sur le dos des jeunes gens.
Mes montagnes étaient belles, je les aimais. Je les sentais sur moi comme des fourrures. J’étais un fier montagnard, on venait me chercher pour retrouver les bêtes perdues, pour tracer de nouveaux chemins. Les habitants de mon village m’aimaient comme je les aimais. Souviens-toi de moi dans ce village, jeune fille. Souviens-toi qu’il a existé des gens tranquilles, sinon heureux. Tu es très jeune encore ; tu ne connais rien de la vie passée, du repos, des foins et des familles des villages. Je veux te raconter. Je veux que mes souvenirs deviennent tes souvenirs. Entends-tu ?… C’est le bruit du torrent, le torrent qui traverse le village. Les sapins poussent au bord du torrent. Il y a ce bruit doux et violent tout à la fois, reposant et plein de multitude : c’est le bruit du torrent, bruit du torrent… N’entends-tu pas, à travers ces trois mots uniques, le roulement des cailloux sous l’eau qui court, le bruissement des feuilles que le courant frôle au passage… Et ne sens-tu pas la fraîcheur de ce chemin liquide, la chair grise et mouillée des rochers … ? Tout ce que nous avons perdu.
Jeune fille, retrouve cette jeunesse qu’on ne t’a pas donnée, dans le torrent de mon village. Il est frais et violent. Il porte en lui non seulement un passé, mais aussi un combat à venir. Il éveille, il secoue, il prend par les épaules et il donne cette force de vivre, cette joie de redonner l’espoir. Ecoute… Je veux en toi faire couler ce torrent et cette force. Je veux que tu voyages avec le souvenir de ce torrent. Jeune fille, n’oublie pas : tu es le rocher sur lequel jaillit l’eau de mon torrent, tu es le rocher creux au cœur de la montagne, ce rocher que rien ne peut ébranler, surtout pas la crainte. Ne crains rien, petite, je suis ton père, je suis l’aïeul des hommes, le passé de tous les enfants du monde. Ne crains pas, mais apprends à te méfier : les lutins de ce pays ont mille tours dans leur sac. Ils cachent, même sous un masque impassible, la cruauté que tu leur connais. Ils sont capables de tout. N’oublie jamais qu’une figure apparemment honnête camoufle l’hypocrisie la plus dangereuse, que la bonté n’a qu’un visage : celui de la discrétion. Ne suis pas les faiseurs d’utopie. Ne t’adoucis jamais sous une main ferme. Les mains des hommes sont des mains de traîtres, de bourreaux et d’assassins. N’obéis jamais à un uniforme. Les uniformes cachent toujours les tortures les plus infâmes. Les uniformes sont les prétextes et les fausses explications de la souffrance et des tueries.
N’oublie jamais que l’uniforme est le revêtement favori de la boue et du mensonge. C’est l’uniforme qui est en train de tuer les derniers restes de l’enfance : n’oublie jamais cela. Ne crois en rien, résiste jusqu’au bout au désir de plier. Toute envie d’obéir, toute envie de se soumettre sont malsaines en ce pays, malsaines jusqu’au pourrissement et à la mort.

Les mains des hommes sont lâches et meurtrières.

Mais n’oublie pas non plus ceci : personne sur cette terre n’est digne de haine, si ce n’est Celui qui nous a créés. La souffrance et le doute ont touché les plus inhumaines des créatures, c’est aussi pour cela qu’il ne faut pas haïr. La haine est inutile, elle est un obstacle à l’intelligence. Remplace la haine par la méfiance, le désir de frapper par un regard droit et fier. On ne combat pas la haine par la haine, le crime par le crime. Ce qu’il faut, c’est aller droit vers les hommes et leur parler, mais leur parler sans jamais croire en une quelconque bonté, en une quelconque intelligence de leur part. Il faut parler aux hommes sans aucune illusion. L’espoir n’est pas de ce monde. Il n’y a pas d’espoir. Il faut parler aux hommes avec force et sévérité, sans jamais aller jusqu’au sacrifice. Le sacrifice est bête et inutile. Jetons le sacrifice aux saints. Il n’est pas pour nous. Nous ne sommes pas des saints, jeune fille, nous sommes de ces hommes laids et cruels que je demande de combattre.

Laideur ! Je lis dans tes yeux que toi, parmi les derniers, tu sais reconnaître la laideur. Elle est là, autour de nous, glorieusement présente ; tu la vois et elle, ses yeux sales nous fixent, ses yeux sales nous engourdissent. Ne te laisse pas engourdir, ma fille… »

Enfin ! Il avait prononcé ce mot, un mot de possession et donc d’amour. Lucia frémit de cet amour. Elle avait désiré si longtemps être possédée. Etre aimée ne devait venir que bien plus tard, et elle obtenait les deux à la fois, sans avoir rien demandé. Choquée, elle était choquée, bousculée dans son accoutumance à la tristesse et à la peur. Non, elle ne frémit pas ; elle trébucha, elle ferma les yeux, elle faillit tomber.

Quand elle rouvrit les yeux, au centre de la lumière, la perçant comme le jaillissement d’un torrent, il y avait la main du vieillard tendue vers elle. Miracle. Lucia s’avança, fascinée, puis elle sentit sa propre main dérobée à elle-même et réchauffée. Quelle chaleur ! Quel immense foyer !

« Jeune fille, ne sais-tu pas ce qu’est la tendresse ? »

Non, père, je ne le savais pas. Je viens seulement de l’apprendre. Prononcer ce mot après si longtemps ! « Père » ! Et puis cet autre : « Tendresse » ! Ô père de la tendresse, qu’ai-je fait pour que tu me choisisses ? Je ne suis rien, qu’une gamine, je n’ai pas la force de ceux qui ont la foi. Je n’ai pas la foi. Elle le dit à voix haute :
« Je n’ai pas la foi. »

Le vieillard soupira et serra sa main plus fort.

« Je sais, dit-il, comment pourrais-tu l’avoir, ma pauvre enfant ? Cela, hélas ! Je ne peux pas te le donner, mais je te donne ma tendresse. Elle sera peut-être assez solide, assez puissante pour te mener jusqu’au bout du chemin. Non, tu n’as pas la foi, mais as-tu du courage ?
– Oui.
– C’est bien de ne pas hésiter, de m’offrir ce « oui » ferme. J’espère en toi à cause de Lui. Va, promets-moi que tu iras sur le chemin sans faiblir, que tu parleras aux êtres en te souvenant de moi.
– Je le promets.
– Et souviens-toi aussi de la tendresse. La tendresse ne donne pas le bonheur, mais simplement un peu de force, et c’est de la force dont nous avons besoin. Souviens-toi d’elle… J’ai peu entre mes mains pour toi, si peu que j’en ai presque honte. Mais si la honte peut faire rougir un visage, elle ne doit pas affaiblir. Je vais bientôt mourir ; c’est pour ça que je prends ta main et te parle comme en cet instant. Ecoute-moi de toute ton âme, j’ai si peur et je le sens si violemment… Il n’est pas possible que je ne puisse te le transmettre. Ecoute bien… Imagine un champ de bataille, un champ de bataille absolument dévasté avec les gémissements des derniers soldats qui vont mourir. Après eux, il n’y aura plus rien, qu’un néant plus vaste et plus désespérant que l’éternité. C’est la mort, ma fille, la mort après la folie de la violence, de la cruauté et du meurtre… On croirait qu’il n’y a plus rien à espérer, mais c’est faux. La vie te fait encore signe, du haut d’un arbre squelettique, noir et tout tordu. Sur cet arbre, mon enfant, il y a un oiseau, un corbeau, et ce corbeau contemple d’un œil vif et méprisant le spectacle de désolation. Lui est vivant, lui a encore un corps chaud et des plumes pour le protéger du dehors, même si ses plumes sont un revêtement funèbre. Et l’oiseau crie, de son méchant cri sans harmonie, il crie que les hommes sont des créatures malsaines et folles, qu’elles peuvent mourir et que les autres animaux de la terre ne les regretteront pas. Il se moque de la mort et jette son bavardage méchant et laid en tous sens, secouant sa petite tête vers le ciel, où un soleil se lève, un soleil qui cette fois ne sera pas pour les hommes. Et il vole, jeune fille, il survole le champ de bataille. Il vit. Il n’a rien à apporter à personne, que cette vie insolite. C’est suffisant. Quand les habitants des villages voisins le verront, ils sauront que, même s’il est absurde d’espérer, la vie existe encore. Lucia ! Ouvre tes yeux et regarde cet oiseau. Que sa laideur ne te rebute pas, cet oiseau est la vie et tu dois être comme cet oiseau. Va, ma fille, va et n’oublie pas ce que je viens de te dire… »

Il lâcha sa main et la perte de cette pression fit un tel vide en elle qu’elle faillit tomber. Reprenez ma main. Reprenez-moi. Ne vous en allez pas. J’en ai assez de la solitude. Aimez-moi.

Il continuait à parler tout de même, comme si ses mots pouvaient adoucir l’absence du contact physique :

« Je t’aime, mon enfant. Porte cet amour en toi et tu seras forte. Tu as besoin d’être forte pour le long voyage qui t’attend. Je suis ton père et ton ami ; je continuerai à l’être lorsque nos deux routes seront séparées, et même, lorsque la vie m’aura quitté. Elle va bientôt me quitter. Ne crois surtout pas que la mort me paraisse accueillante ou même réconfortante. Je n’aime pas la mort. Cette terre devenue si laide me retient encore. Le jour où elle ne retiendra plus les hommes, nous serons perdus. Malgré toute son horreur, il faut qu’elle nous retienne. Nous devons tenir à notre séjour terrestre, c’est le secret de la vie et de notre combat à tous deux. Aime cette terre, elle est toujours belle. Les arbres tiennent bon encore, ils s’accrochent au sol avec le courage de vieux combattants, ils ont le visage des hommes qui veulent continuer à vivre. Aime la terre, comme je t’ai aimée en te tenant la main. La terre était prolifique en fruits, tu dois l’imiter et être prolifique en messages. On peut fabriquer les messages avec tout, avec des bouts de papier, avec son corps, avec des fleurs jetées à travers le ciel. Fais de ta vie un message, que ta voix devienne la boîte à lettres de notre espace. L’espace t’appartient, tu es ma fille, va avec ton héritage de vie. »

Lucia ferma les yeux pour oublier l’atroce sensation de vide qu’elle avait ressentie après l’abandon de sa main. Le creux s’estompa tandis qu’elle écoutait les paroles. Le vieillard avait une voix persuasive ; elle était touchée et devenait confiante, attentive à l’avenir comme elle ne l’avait été depuis longtemps. Dictée d’espoir ou leçon ? Peu importait, il suffisait d’écouter pour être réchauffée et vouloir partir au devant de l’inconnu. Inconnu ! Je t’appelle et tu viens à moi comme un oiseau de mystère. J’aime les oiseaux magnifiques du firmament, ceux dont les plumes ont les couleurs éclatantes des pays lointains. Dictée d’un vieillard. Discours dicté du ciel. Cela vient de très haut, de l’inaccessible aux hommes communs, à ces hommes qui se courbent devant la puissance et laissent leurs joues se mouiller de larmes. Ô ciel, ta figure est ouverte de routes multiples, que je peux prendre demain !

Elle sourit. Le vieil homme vit son sourire et se sentit affermi par sa jeunesse. « Elle est jeune, elle a ce pouvoir de la jeunesse que je ne peux plus avoir. Moi, je peux parler, mais elle, en plus, possède la spontanéité, la vivacité du corps, et ces lueurs farouches qui traversent le regard. Elle connaît encore la colère ! Que la colère est bonne quand on est face à des êtres qui vous écoutent ! Ils l’écouteront. Sans doute ne saurai-je jamais qui. Mais il me suffit de savoir que sa voix sera entendue, son corps mince admiré comme le corps lisse, souple et tendre d’une hermine. Jeune fille, je voudrais tout te donner de moi, maintenant, même cette vie qui s’obstine à me retenir, alors que ce n’est plus utile. Tout, et puis fermer les yeux sur le rêve de ton départ… »

Ils se tenaient tous deux au centre d’une ville. Cette ville était anonyme, une ville de banlieue comme une autre. La capitale proche faisait retentir ses bruits jusqu’à elle. Elle était sourde et abrutie des rondes régulières. Les gens s’enfermaient chez eux et attendaient on ne savait quoi. C’était une ville comme toutes les villes de ce pays, obéissante, sale, sinistre.

Ils étaient dans un terrain vague, un terrain vague au centre de la ville. Ce terrain vague était entouré de barbelés et c’était peut-être pour cette raison que le vieillard l’avait choisi, parce qu’on n’y venait pas, parce qu’il rappelait trop les camps pour que les gens eussent l’idée d’y venir. Personne ne viendrait les chercher là ; on préférait surveiller les maisons, limiter les consommations dans les cafés, séparer les groupes et les interdire. Les terrains vagues attiraient peu les regards, sauf lorsque la place pour les prisons manquait ou lorsqu’un constructeur voyait soudain très grand pour ses entreprises. Il avait choisi cette solitude hantée d’ombres, qui, avec l’aide d’un peu d’imagination, pouvait devenir un coin de campagne nocturne. La nuit envahissait tout peu à peu. Déjà, deux créatures humaines ne se distinguaient plus l’une de l’autre et désiraient se séparer. Il n’était plus temps de parler. Les limites de la communication étaient dépassées.

Une rencontre, ils s’étaient simplement croisés dans la rue, et le vieil homme avait été saisi par la démarche souple et sûre d’une très jeune fille. Elle était jolie, mais elle avait surtout une longue chevelure superbe, fine et tordue comme un corps de bête sauvage, une chevelure semblable à celle de la sirène malheureuse dont parle le poète, cette jeune créature à mi-chemin de la mort au-dessus d’un fleuve. Le vieil homme l’avait arrêtée, par son seul regard, il lui avait parlé, et la jeune fille l’avait écouté. Elle était attentive, comme une collégienne trop tôt retirée du collège ; elle avait besoin d’écouter, il avait besoin de parler. Professeur et élève, adulte et enfant : cette communication si belle et si chaleureuse dans les pays où l’on parle encore, où l’on a encore le droit de parler. Ils en étaient privés tous deux ; lui, parfaitement conscient de ce fait, elle, l’ayant ignoré jusqu’au jour de leur rencontre. L’étreinte de deux êtres peut varier à l’infini. Ils avaient choisi l’étreinte de quelques heures, la plus brève, et la plus passionnée. Ils n’ignoraient pas qu’après elle, ils ne se reverraient pas. Ils saisissaient avec ardeur le court moment d’une histoire qui se terminerait mal.

La séparation. L’adieu. Il ne faut pas avoir mal. Le vieil homme souffre, mais il sait qu’il va mourir, et, sachant qu’il n’y a rien après la mort, il sait aussi qu’il va oublier. Elle, souffre en sachant qu’elle n’oubliera pas. La souffrance est tonique parfois, mais pas à l’instant où elle commence.

Lucia souffrait d’une souffrance déjà connue. Elle avait déjà perdu sa mère, et un père, un père bien différent, plus jeune ; cette souffrance était comme une blessure à nouveau ouverte. L’obscurité et les larmes brouillaient la vue de la jeune fille. Il était assis. Il se leva, lentement, pesamment ; elle sut qu’il allait s’éloigner et poussa un léger cri, un tout petit cri, inachevé et aigu. Le vieil homme ne parla pas, ne fit pas un geste. Il s’écarta de la silhouette immobile et s’en alla. Une magie le fit disparaître, ne laissant en Lucia que les marques de ses paroles, la profondeur de sa voix d’homme vieux et sage.

Elle se raidit contre la souffrance et la solitude. Elle distinguait autour d’elle les lumières de la ville. Derrière chaque vitre, une famille avait peur. Derrière chaque vitre, les espoirs s’éteignaient, doucement, comme on meurt en province, avec désespoir et discrétion. Il fallait l’empêcher. Revenez, ô père, père… ! Il fallait vivre et se battre. Je vais partir, se dit Lucia, je vais quitter la ville avec mon message, je vais partir…

Partir.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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