I – Le message

J’ai choisi le chemin du mal, et vous me voyez là, sanglante, amère. Petite, petite, me dit cet homme, l’un des derniers hommes bons de cette terre, ne pas désespérer est la dernière force. Oui, et c’est vrai que lui ne désespère pas et me regarde avec ses yeux de vieillard bon et triste. Comment ne pas désespérer pourtant, quand le sang rougit la boue des rigoles de notre ville, quand la lumière elle-même se cache et se dérobe aux yeux anxieux des enfants qui ne l’ont jamais vue. Car il y a des enfants aujourd’hui qui n’ont jamais vu la lumière. Moi encore, je suis assez vieille pour l’avoir rencontrée. Je sais faire la différence entre la lueur et l’éclat, entre la flamme et le foyer, entre des yeux bons et des yeux mauvais. Les yeux de cet homme sont bons, j’en reconnais la lumière ; c’est la dernière bonté qui est là, souveraine, ô lumière, si je pouvais te prendre avec les mains ! Te garder, précieuse, t’enfermer dans un coffre d’argent. Tu me regarderais mourir et je sentirais ta chaleur sur ma peau. Est-ce que la lumière entend aussi, entend comme moi les bruits sourds de ce combat sans fin, les cris des gens qui tombent ? Ces yeux que ne hante pas la peur, ces yeux qui m’étreignent et me donnent envie de pleurer. Les gens ne pleurent plus, savez-vous… Les rues sont pleines de gens qui ne savent plus pleurer. Larmes libératrices. Cris. Sans pleurs ni cris, comment voulez-vous les secouer, eux, les gens ? Les arbres encore arrivent à s’arracher de terre. Les arbres seuls… Quand je m’appuie sur l’un d’eux, je le sens vivre sous moi, souche puissante et amie. Vivre sous moi…Qui vit aujourd’hui ? Nous sommes tenaillés par la peur, déchirés de ces barres qui nous empoignent le ventre et le tordent. Peur, notre nourriture quotidienne. Peur, notre breuvage, et même celui de ceux qui nous le donnent. Nous vivons de la peur, par la peur. Plus personne ne se pose la question de savoir si son règne s’achèvera un jour. Cet homme en face de moi, ce vieillard bon, répond par l’affirmative ; mais je ne me laisserai pas berner. Non. Je ne laisserai pas faire les paroles de miel, les paroles qui endorment. Essaie-t-il de m’endormir ? Je ne crois pas pourtant. Encore, je veux me battre, je veux haïr, je veux craindre la peur. Même avec le désespoir. Et lui, le désespoir, connaît-il ? Il a l’air si triste, mais la tristesse est douce, ce n’est pas le désespoir. Il a raison : ne pas désespérer… Mais ne pas s’endormir non plus, ne pas se laisser bercer par l’angoisse ou l’attente. Combattre. Toi, toi, me dit cet homme au visage de vieillard et aux yeux de jeune homme, va sur ces chemins encore déserts et emporte avec toi cette force que tu es l’une des dernières à posséder. L’une des dernières ? Oui, peut-être a-t-il raison. Mais pourquoi lui, n’est-il pas aussi l’un des derniers ? Justement. Justement, c’est dans ces yeux-là que je retrouve ce que mes parents m’ont légué : la volonté de vivre et de transmettre la vie. Il est vieux, mais il vit intensément. Et il veut faire vivre les autres. Vieillard, mon ami. Ami, que dis-tu, dans cette ville, dans ce monde, où la terreur régnante nous fait ramper comme des ombres, nous fait balbutier comme la volaille. Nous sommes abaissés, humiliés, vaincus. Il dit que la bassesse et la peur n’ont pas encore réussi à tuer l’enfance. Tu es l’enfance, toujours, me dit-il, malgré tes yeux pleins de colère, à cause de tes yeux pleins de colère. Tu n’as pas encore baissé la tête au point de voûter tes épaules jeunes. Tu n’as pas encore baissé les yeux au point de devenir aveugle. Ma petite fille… Oui, votre petite fille. Je crois bien que j’aime ce vieillard aux longs cheveux blancs et au regard triste. Il tend son bras vers moi et je le fixe froidement ; je ne comprends pas, je ne sais pas ce qu’il veut. Il laisse son bras tendu et il attend. Je finis par lui donner ma main, qu’il prend et serre, d’abord doucement, puis de plus en plus fort. Il me fait presque mal, mais je ne quitte pas son regard. Je tiens bon. Ses yeux, toujours tristes, me retiennent sans ambiguïté et sans malaise. Il me donne. Il est en train de me donner quelque chose et je sais qu’il me faut l’accepter. Jeune fille, enfant, prends ce que je te donne. Tu n’as rien à perdre. Rien à gagner non plus, mais, de toute manière, tu sais très bien qu’il n’y a plus rien à gagner en ce monde. Que la douleur, la peur, et les insultes qu’on dissimule derrière les mains et les murs.


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♦ Carzon Joëlle ♦

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