–
Samedi, 26 juin 1976
C’est difficile de porter en soi quelqu’un qui est plus qu’un enfant ou un dieu. D’une vision au début de l’été, peut-être la dernière, je veux garder une marque d’espérance. Une marque. Pas un vague souvenir, pas une relique de grisette : une marque. Une inscription qui fait mal et qu’on porte sur soi comme une blessure. Je dis souvent : “Regardez-moi”, parce que la solitude s’imprime jusqu’aux paroles, ces paroles qui sont l’aveu d’une défaite et qui vont jusqu’à faire tendre la main pour la pitié. Je hais la pitié, et ce “regardez-moi” est la pire des humiliations. Mais dans le regard, il n’y a pas seulement le regard des autres ; il y a aussi l’aventure, la découverte, la révélation : mon regard. Mon regard qui, myope et brouillé par la peine, sait parfois s’arrêter sur quelqu’un et être bouleversé. Eclat et éclatement ; un jour, un hasard… Pour ce seul choc, j’arrive à remercier la vie.
Vous êtes un magicien, un sorcier, le héros des songes, je ne sais quoi… Quel est votre secret pour ne m’être apparu jusqu’à présent que dans des visions ? Des visions, deux ou trois c’est tout, qui ont fait naître des larmes de bonheur : cet automne, élancé et grave au milieu d’un groupe d’adultes, lumineux et les éclipsant tous, sans peine… Ce même automne encore, au sommet d’un escalier, descendant vers un moi minuscule au centre de sa fascination… Et cet été enfin… Mais je mélange les saisons, je le sais, je ne peux que confondre les époques, ne plus me reconnaître dans ce dédale d’émerveillements, ne plus distinguer ce qui est au jour ou au rêve. Où êtes-vous ? Qui êtes-vous, quel pouvoir avez-vous pour devenir la lumière, le temps et les mots ? Je vous ai vu si peu…, et je retiens chaque seconde de mon regard vers vous comme un miracle, chaque geste de vous comme une création de magie. Vision, vision… Il faudrait répéter à l’infini ce mot, qui chaque fois est comme le coup de baguette de “l’apparition”. VOUS ETES UN MONDE AUQUEL JE N’APPARTIENDRAI JAMAIS.
C’est aujourd’hui que j’ai décidé cela, sans trop de souffrance (elle viendra sans doute plus tard, je l’attends avec ma certitude découragée). Aujourd’hui, au début de l’été. Il fait très chaud, si chaud que les bêtes et les hommes étouffent. Dans notre jardin ce soir, nous avons vu mourir un oiseau. Le petit corps étouffait lentement, dans des soubresauts fiévreux ; il ne regardait déjà plus le monde, il était indifférent à nos yeux humains. Il a agonisé près de nous, sans crier, et sa mort m’a rappelé ma soumission à l’oubli. Je vous oublierai, acte volontaire, non… Je vous abandonnerai plutôt, parce qu’on peut rêver, il n’y a pas encore de loi punissant le rêve, mais la débilité a ses limites. Je peux être assez faible pour m’agenouiller devant vous, simple témoignage d’admiration et d’amour (ce qui est pour moi une même chose), mais je n’irai pas mendier. Doux abandon sans vrai courage… Mais si, tout de même, je dois avoir un peu de courage pour vouloir me décrocher de mon rêve. C’est comme si on demandait à un alpiniste de lâcher une paroi, uniquement pour la beauté de la chute. Il ne le ferait pas, c’est évident, moi je le fais. Il vaut mieux voir grandir et éclater un rêve dans un vertige que le voir se traîner comme un âne fatigué et têtu. Je préfère la chute et l’engloutissement que la culture d’une fleur de serre. Même si cette fleur est belle. Je préfère la détruire, déchirer ses pétales et l’arracher ensuite, que la voir se faner devant moi, spectatrice désolée mais consentante.
Toutes ces phrases pour un rêve impossible. Je mens, je me doute que je suis en train de mentir. Les visions marquent la vie. Les visions n’ont pas la fadeur des souvenirs. Une vision ne deviendra jamais un souvenir. Un fer rouge a marqué. Je porte vos initiales sur mon front et c’est pour ça que je délire. Je suis prisonnière de trois ou quatre apparitions d’un être, sublimes, fascinantes, éprouvantes aussi pour une gamine. Je lève la tête, bien sûr ; j’apprends à reconnaître la tentation, le désir du défi et du mensonge. C’est déjà beaucoup, non ? Défier, mentir, cracher, voler également… Comme je suis fière d’avoir volé ! (J’ai volé votre livre dans une librairie.) Comme je serais heureuse de pouvoir cracher, comme ça, simplement parce que j’en aurais envie, sur les sales gueules de certains passants !
Une île de fraîcheur au centre de Paris. La Seine n’est pas loin. Il fait si chaud que les gens marchent comme des fantômes. Paris est devenu un château hanté. Les chemises ouvertes et les robes de couleur font flotter leurs mouchoirs. Mais pour oublier l’air vibrant et lourd, il suffit d’entrer ici. Tout s’apaise, la chaleur et la vie du dehors. Ma banlieue est très loin. Après tout, nous sommes à Paris. J’ai entrepris un grand voyage pour venir jusque dans ce lieu clos, où l’intelligence est offerte aux initiés et votre présence à moi. Je suis au royaume des rêves.
Sur une table, on a aligné des verres, la bouteille d’eau passe de main en main et, par-dessus tout cela, on échange les paroles et les sourires. Des yeux s’amusent ; chaque lueur personnelle s’allume et s’éteint, vive, et je les reconnais tous à cette lueur, à cette vivacité heureuse de gens qui vont bientôt partir et vivre pleinement l’été. On m’a accordé une parcelle du royaume, je la prends, je ne la laisserai pas pour tout l’or du monde.
Vous êtes là, vraiment, mais toujours irréel, de plus en plus… Nous appartenons à deux terres étrangères. Il ne s’agit plus de lâcheté ou d’impossibilité de vous atteindre, il s’agit d’une frontière infranchissable. Pourtant, si beaucoup vous connaissent, aucun ne vous connaît et ne vous aime mieux que moi, qui vous possède par l’intermédiaire de mon rêve. Le rêve est la forme de l’amour la plus moquée et la plus réussie dans la communication. Ailleurs, au-delà, très loin des autres hommes, tout devient possible, même se comprendre. Restez où vous êtes après tout, je n’ai plus besoin de vous approcher : pourquoi approcher quelqu’un qui excelle dans l’art de la fugue, des visions et des songes.
A ce moment-là, devant votre sourire, un poignet s’élève, aminci par la distance et l’ombre, découvert. Un poignet d’homme, je n’ai jamais touché un poignet d’homme, je n’ai jamais senti un poignet d’homme sous mes doigts, un poignet, le vôtre, mince comme la corde d’un instrument. En jouer et l’orchestre le suivra, et je reconnaîtrai son talent et son autorité. Nous vous suivons ; je vous obéis, je me plie, je me damne. Le poignet qui se lève me fascine et m’entraîne, pour quel voyage ? Où allons-nous tous les deux, jusqu’où ce poignet-maître emportera mon imagination ? L’une de mes mains quitte mon corps pour aller le rejoindre, le saisira-t-elle, enfin, ai-je assez soif pour mutiler mon corps, ai-je assez soif de vous pour détruire ma raison ? Votre poignet sous ma bouche, ou consenti à elle comme l’aumône d’un instant, a la fraîcheur de l’eau que vous allez boire.
Cette fois, le verre monte jusqu’à vos lèvres, la salle a suspendu ses paroles. Il y a soudain un silence qui, de toute manière, ne sera jamais assez grand pour contenir ma vision. Elle est trop belle dans sa simplicité, personne ne comprendrait; j’accepte pour elle l’incompréhension de tout ce qui n’est pas lui et mon regard. D’ailleurs, tout le reste n’est que médiocrité. Un éclat ; le soleil a un instant arrêté la lumière, sur le verre ou sur le bracelet-montre et, le temps d’une ou deux gorgées d’eau, l’éclat prisonnier a retenu un de mes rares bonheurs et a éternisé votre visage, pour moi.
Ensuite, plus rien n’a d’importance. Vous m’appartenez. Un fil interminable vous retient à moi et vous êtes avec moi quand vous voyagez à l’autre bout du monde. Je ne crée pas un souvenir, je revis chaque jour un instant de joie. Votre beau visage m’accompagne, partout, et mon errance est peut-être la vôtre. Je vous la raconterai un jour, avec ma voix enfin, et non pas avec ces mots qui courent sur ma feuille comme des petits animaux pressés mais fatigués. Je ne voudrais pas qu’ils meurent comme cet oiseau, épuisé au bout de son voyage et agonisant sans force sous nos yeux. Ma voix, sans être aussi grave que la vôtre, aussi assurée et réconfortante, saura vous convaincre, parce que ma voix est comme tout le reste de moi-même : elle vous aime. J’arrive à vous toucher jusque dans mes cauchemars, vous êtes sans cesse présent, et il suffit d’un rien pour faire renaître ce que mon désespoir n’a pas encore réussi à piétiner.
–
♦ Carzon Joëlle ♦
(vu 1495 fois)
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.