Chapitre 8

Après le chocolat, ils burent plusieurs apéritifs, puis du vin en mangeant un sandwich ; cette collation fut suivie de digestifs… Florence raconta sa vie sur le mode comique, se moqua de Charles, se moqua d’elle-même. Xavier écoutait en silence. Cette jeune femme n’appartenait pas à son monde, mais lui, après tout, à quel monde appartenait-il ? Il s’éloignait de cette sorte de gens, s’éloignait de plus en plus, de façon irrémédiable. Romain Taniani l’avait entraîné au-delà des frontières de la normalité. Il n’était plus “comme les autres”… Pensée ridicule : avait-il jamais, depuis sa petite enfance, été comme les autres ? Florence pourtant se démarquait de ce monde qu’il haïssait : elle avait rencontré Romain, l’aimait ; lui aussi aimait Taniani… Tous deux devenaient alors des hors-la-loi.

Il la regardait boire et se disait que son “boss” avait bon goût : Florence était très fine, physiquement et moralement ; une grâce infinie émanait de ses expressions et ses gestes. Tout chez elle inspirait l’élan et l’émotion. Elle faisait penser aux oiseaux, aux sources, au printemps. La jeune femme dissimulait sa fragilité et sa naïveté sous des vêtements grossiers (pantalons et pulls) qui lui seyaient mal. Xavier l’avait vue plus jolie à Neuilly et ce souvenir était resté gravé dans sa mémoire. Elle convenait bien à Taniani : très féminine, et un peu effacée devant la personnalité de l’homme.

Triste, inquiète, étourdie de fatigue, grisée d’alcool, Florence réussit quand même à bafouiller l’adresse d’Eliane. Xavier la reconduisit en taxi et la porta au quatrième étage : les noms des locataires étaient listés dans l’entrée de l’immeuble.

Eliane, en ouvrant sa porte, se trouva en face de ce jeune homme livide et tendu qui soutenait son amie.

– Vous êtes bien Eliane ? demanda-t-il d’une voix glaciale.

Son regard n’exprimait rien et ses vêtements étaient ceux d’un voyou. Eliane, qui n’avait pas froid aux yeux, sentit la peur monter dans ses jambes, son ventre, jusqu’à sa poitrine.
– Oui, dit-elle, essayant de conserver sa maîtrise, Florence n’est pas blessée ?
– Elle va… Prenez garde à elle. Au revoir, madame.

Il disparut dans l’escalier. Après avoir appelé Pierrot dans la pièce voisine, elle aida à soutenir sa copine et ils la couchèrent.

Eliane devait se souvenir longtemps de ce passage éclair et de sa terreur incontrôlée.

*

Le lendemain matin, Florence ouvrit les yeux dans la chambre réconfortante de l’appartement de Montparnasse. Très belle sur ses deux jambes solides, Eliane s’approchait du lit avec une tasse de thé fumante.
– Madame désire-t-elle plutôt un Alka-Selzer ? questionna-t-elle gravement.
– Oh, Eli, je suis désolée, si tu savais…
– Je ne veux rien savoir et ne sois pas désolée. Concentre ta désolation sur ta probable migraine, miss Charlotte Bukowskaia.

Florence parvint à sourire tandis qu’Eliane s’asseyait près d’elle.
– C’est un fort séduisant nom. Je l’adopte.
– Euh… Qui était-ce donc, cette délicieuse créature aux traits patibulaires ? As-tu fait cette charmante rencontre dans les catacombes… ou outre-tombe ?

Florence passa sa main sur son front. Elle se sentait moins mal qu’elle aurait pu l’être, mais elle ne se rappelait pas grand-chose.
– L’individu qui hier soir nous a rapporté le sac de cinquante kilos.
– Ah ! … Xavier. C’était Xavier, un ami de Romain Taniani.

Eliane siffla entre ses dents.
– Exquises relations. Je commence à imaginer, je suppute, sous quelle forme apparaît ton prince charmant.
– Taniani n’est pas un prince charmant, dit Florence, agacée. Je n’ai pas quinze ans…
– Hum !…
-… Pas le moins du monde ! Je pense, même si je n’en ai pas l’air. Est-ce que, par hasard, je te choquerais ?
– Rien ne me choque, soupira Eliane. Trop vieille, sans doute…
– Xavier t’a choquée.
– Son apparence. Son apparence seulement.
– C’est un gamin, un gamin désorienté. Et l’ami de…
– Tu l’as déjà dit. Ce gamin, je le souligne en passant, t’a reconduite ici.
– Oublions cela. Il t’a… Avez-vous échangé quelques mots ?
– Aucun. Il s’est contenté de livrer le colis. T’a-t-il mis sur la piste du p…, de Taniani ?
– Non. Il attend.
– Beaucoup de monde attend dans cette histoire. Peut-être Romain t’attend-il, toi, dans un pays lointain, sur une plage californienne par exemple ?
– S’il m’attendait, murmura Florence, où que ce soit, je ne le rejoindrais pas.
– Pourquoi es-tu à Paris ? demanda Eliane, un peu froide.
– Pour mettre un point final, pour mettre un terme… à mes songes.

A la grande surprise d’Eliane, elle éclata en sanglots, d’abord faibles, puis saccadés.
– Calme-toi, mon petit. Qu’y a-t-il ? Raconte-moi… Allons, raccroche-toi à cette vieille branche d’Eliane qui a tant vécu…
– Est-ce que je sais ?… Est-ce que je sais ce qui me porte, ce qui me guide ? Je suis si… Je n’ai jamais su me battre. Désastreuse. Voilà : je suis désastreuse. Quelqu’un me plaît et, au lieu de me réjouir, je fais semblant de lui courir après, joue la comédie. Finalement, dans ma tête, s’incruste cette horrible certitude que je n’aime que le calme et l’ennui. Le calme, l’ennui, l’obéissance, la platitude, la fidélité à un style de vie pour lequel je n’éprouve que dégoût… et haine.
– Il existe des solutions intermédiaires. Entre l’ennui avec notre Charles et la… folie avec l’autre, pourquoi ne prendrais-tu pas tes distances ? Tu retournes dans ta campagne, fais ta valise, et viens deux ou trois mois chez nous (ou ailleurs !) te reposer, réfléchir, voir plus clair…
– Je vois très, très clair, dit Florence d’un ton plus ferme, et je me connais bien. Ma décision est prise depuis longtemps. Je n’ai nulle envie de retrouver Romain, je fais semblant, pour ne pas déchoir à mes propres yeux, c’est la course à l’illusion. Il n’y eut aucune Manon, aucune Emma…, il n’y eut jamais que ce triste moi qui s’étale sous ton regard sévère. Tiens… c’est trop écœurant !

Eliane ne répondit rien, ne fit plus de commentaires. Elle obligea Florence à boire le thé et, après quelques minutes de silence, déclara :
– Tu es une artiste.
– Quelle étrange conclusion !
– Tu voudrais peindre une belle toile, mais tu n’as, dans ta tête, que l’idée de la toile et tu n’achètes ni les pinceaux ni les tubes de couleurs… Tu attends et, ne voyant rien arriver, tu sombres… Il ne te viendrait pas à l’esprit qu’une œuvre, ça se fabrique, ça se travaille…
– Plains-moi.
– Je te plains, en effet, et je préfère être Eliane que Florence !
– Moi aussi, dit Florence en souriant à travers ses larmes, le personnage d’Eliane me plairait assez.
– Au théâtre, tu serais l’héroïne éplorée et moi la confidente maligne. Pourquoi ne pas changer les rôles ? Je cours après Romain Taniani et tu prends ma place auprès de Pierrot.
– Ne courons plus après Romain. Ne courons plus. Il n’est ni pour moi ni pour toi. Taniani est une abstraction.
– Et l’autre, ce… Xavier ? Que comptes-tu en faire ?

En une seconde, Florence revit la figure ravagée du jeune homme, sa bouche mince et haineuse, son corps osseux.
– Il a besoin de moi, dit-elle.
– Les… garnements de cette espèce ont surtout besoin d’un travail motivant.

Florence sourit.
– Son “travail” le motive, crois-moi. L’affection, l’amour, oui, l’amour, lui apporterait ce qu’il n’a sûrement jamais eu, ce qu’il n’espère même pas.

Eliane haussa les épaules et détourna la conversation.

Vers midi, Xavier téléphona pour demander des nouvelles de Florence. Il accepta un second rendez-vous avec la jeune femme, mais désira que ce ne fût ni avenue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny ni chez Eliane. Il dit qu’il n’aimait pas les cafés, que ceux-ci “puaient” et ils finirent par opter pour la boutique de l’amie de Florence. Xavier avait l’air de penser que cet endroit serait neutre.

Il arriva là-bas au milieu de l’après-midi, une casquette sur les yeux, l’allure décidée et plus gaie que d’habitude. La jeune femme lui trouva presque une apparence malicieuse. Il demanda encore si elle allait bien et parut la taquiner.

– On peut mélanger le jus de pomme avec le jus de tomate, mais pas les boissons alcoolisées. Vous êtes une femme !
– C’était une soirée exceptionnelle, dit Florence, nous fêtions notre amitié.
– Pourtant, il faut éviter de boire trop.
– Es-tu donc moral ! Je l’ai d’ailleurs déjà remarqué… Xavier est une personne de haute moralité, ajouta-t-elle en se tournant vers Eliane qui était en train de ranger côte à côte des yoyos et des jeux de quilles.

Xavier observa Eliane quelques instants avec curiosité.
– Quel métier bizarre vous faites ! dit-il enfin.
– Bizarre, pourquoi ? C’est un métier.
– Les jouets, c’est pas sérieux. (Il prit un baigneur par un bras et le secoua comme pour voir s’il n’allait pas se disloquer.) Ce sont… des jouets. Des “choses” pour les gosses.
– Et alors ? Les gosses sont d’aussi bons clients que les adultes…, plus agréables même.
– Mais… vous, vous n’avez pas d’enfants.
– Eh bien, j’ai des enfants ici… C’est peut-être mieux que de les avoir à la maison, ajouta-t-elle en riant. Ils vont, viennent, furetant à droite et à gauche, fouillant, détruisant la fausse ordonnance de ce lieu. Dans cette boutique, ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent, personne ne les gourmande, surtout pas moi. Et les parents sont ravis de relâcher cinq minutes leur attention. C’est la caverne d’Ali-Baba. Ils sont dans un autre monde, je les vois heureux, je me dis alors que j’ai un métier enchanteur. Ils restent là le temps qu’ils veulent, tout l’après-midi si bon leur semble. Car ces mômes viennent parfois seuls sans leurs parents, des mômes du quartier et certains qui arrivent de plus loin, de leurs différents arrondissements, de petits aventuriers ! C’est leur heure de gloire, leur aventure d’un mercredi. Cette boutique est une grotte, un lieu chaud et familier, les enfants s’y réfugient, ils peuvent anéantir complètement les souvenirs du monde extérieur. Ils sont chez moi, et ils sont chez eux. Tout cela pour conclure que j’ai un job on ne peut plus sérieux. Et puis existe-t-il réellement des métiers sérieux ? Vous, Xavier, votre activité est-elle “sérieuse” ?

Florence, à l’écart, sentit la rougeur lui monter aux joues.
– Tout à fait, dit le garçon avec gravité.

Florence acheva de rougir.

Xavier marcha encore dans la boutique, mettant son nez dans chaque recoin, critiquant, mais aussi manifestant ses surprises, ses ébahissements, et faisant part de ses découvertes à voix haute et avec une bouille épatée.
– Crois-en mon expérience, due à mes études en psychologie qui ont occupé ces nombreuses années, déclara Eliane derrière sa caisse, en aparté à Florence, ce pauvre garçon n’a pas eu une enfance très rigolote. Il aurait besoin de se rattraper, le chérubin…

Florence, qui observait Xavier avec de plus en plus d’attendrissement, acquiesça.

*

– Je veux te revoir.

La jeune femme le fixait intensément. Il n’était pas question, même si Romain ne réapparaissait pas, d’abandonner en cette minute toute relation avec Xavier. Ils buvaient un café offert par Eliane, dans l’arrière-boutique. L’amie de Florence s’occupait d’un client.
-… Je vais te donner mon numéro de téléphone, te dire où j’habite, comment on y va, et viens, même si Taniani ne te fait pas signe.
– Il le fera. Romain ne me lâchera pas, dit Xavier fermement.
– Je l’espère.

Des notes d’hésitation s’infiltraient dans la voix de la jeune femme. Elle croyait au retour de Romain, mais n’avait nul désir de sa concrétisation. Dans cette histoire, elle surnageait, commençait, doucement,à sortir sa tête d’une eau salie.
-… Tu viendras, n’est-ce pas, Xavier ?
– Peut-être. En tout cas, à la moindre information, je vous appelle. Promis, juré.

Il poursuivit, souriant, détendu :
-… Oui, vraiment, Florence (c’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom), Romain a bien choisi. Romain choisit toujours bien. Très, très bien.

Le lendemain, Eliane accompagna son amie à la Gare de Lyon.
– Tu ne pleures plus ?
– Tu peux constater que non.
– Es-tu certaine de vouloir retourner chez Charles ?
– C’est également chez moi.
– Je n’avais jamais remarqué…
– Ne joue pas la perfide, dit Florence d’un ton sec. A partir de maintenant, Eliane, Céans c’est ma maison.
– Impose-toi.
– Ce sera inutile. Charles est plus gentil… et plus docile que tu n’imagines.
– Moi qui croyais que grâce à cette “affaire”, tu allais conquérir l’Amazonie et ses Indiens Bouloucs !
– “Bouloucs” ?…
– Je viens de les inventer, pour le plaisir d’un peu de fantaisie et de romanesque.
– Pour toi, je suis une déception ambulante.

Eliane éclata de rire.
– Mais non, ma petite chérie ! Tu m’as beaucoup plu ces derniers temps. Tu as été une goutte de rosée sur le désert de mon cœur et de nos vies.
– Viens à Céans, dit Florence avec un sourire.
– Quand le vilain août sortira son chapeau de paille…
– Pas avant ?
– Non, ma Flo.

*

Florence prit sa place dans le TGV. L’espace de quelques secondes, elle se dit qu’elle ne reverrait aucun d’eux, ni Eliane, ni Romain, ni Xavier. Elle se dit qu’elle pouvait mourir et que, pour la dernière fois, en cet instant précieux, elle posait les yeux sur le visage si merveilleusement vivant de son amie… Puis son cœur retrouva son rythme normal, elle chassa la mauvaise et fulgurante impression, et le train quitta la gare, sous le regard un peu noyé d’Eliane.


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♦ Carzon Joëlle ♦

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3 commentaires pour Collines et mensonges 14

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    carzon le 

    mille, sans s !!

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    carzon le 

    Suite et fin la semaine prochaine ! Et merci beaucoup de votre lecture et de votre avis qui me fait très plaisir. Nous avons les mêmes initiales : JC.
    A bientôt et milles amitiés… littéraires. Joëlle C

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    jcf le 

    …ainsi que ce roman que je suis depuis le début et dont j’ai hâte de savoir la suite…
    Amicalement,
    JC

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