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Chapitre 1 partie 2
Ciel ! Qu’imaginait-elle encore ? Cette fois, elle détourna la tête, sans pouvoir s’empêcher de rire intérieurement. Son sourire ne fut pas imperceptible.
– Je vois que vous êtes enchantée de prendre la poudre d’escampette, dit la bouche en face d’elle.
Elle se décida à examiner l’homme. Il était aussi brun et noir que Charles était bleu et blond. “Quel culot !” pensa-t-elle. Il aurait pu dire “vous en aller” ou “partir”, au lieu de cela… Prendre la poudre d’escampette ! Voici qu’elle était transformée en voleuse ou en malfaiteur de peu d’envergure ! Elle eut un regard sur sa valise, elle était aussi noire que le personnage.
– Et vous, demanda-t-elle, l’esprit aiguisé, vous allez enterrer qui ?
Et elle fixa ostensiblement les vêtements sombres de l’importun.
Il cligna des yeux comme sous le coup d’une vive chaleur et se mit à rire.
“Et moi, songea-t-elle, fort amusée, ris-je ou ne ris-je point ?”
Elle choisit de rire.
– Romain Taniani, annonça-t-il en tendant une main cordiale.
-Florence, dit-elle, acceptant la main et essayant de garder une prudente réserve.
– N’avez-vous pas de nom ?
– Vous savez, les gens qui prennent “la poudre d’escampette”, il ne vaut mieux pas qu’ils aient de nom. Et je ne suis pas très forte pour les noms d’emprunt. (Elle ajouta, voulant changer de sujet : ) Je suppose que vous êtes en voyage d’affaires…
– Sur cette petite ligne perdue, vous plaisantez ! dit-il, se composant un visage scandalisé. Les hommes d’affaires voyagent désormais en avion, T.G.V. ou taxi ; ils ne s’amusent pas à courtiser la S.N.C.F. s’ils n’ont pas d’air climatisé ! Non… Je vais enterrer à Paris un éminent membre de la Maffia.
Elle consentit à sourire, tout de même méfiante. Le style de l’homme ne lui plaisait qu’à moitié. Il était beau, mais la beauté est bien fatigante à force… C’était un produit de consommation auquel Florence n’avait que trop goûté ces derniers temps : Charles était beau dans sa blondeur et sa virilité, sa maison égarée dans les pierres était belle, les pierres étaient belles dans un beau paysage, et le ciel au-dessus de tout ça, hélas ! était brûlant de beauté. La sombre beauté de ce séducteur ferroviaire n’allait certes pas troubler sa raison. A peine cette conversation de salon avait-elle commencé que Florence en était déjà lasse.
Mais, chose tout à fait surprenante, que rien ne laissait prévoir, ni dans son attitude ni dans son regard, le dénommé Romain Taniani parut soudain se désintéresser de leurs bons mots, de la jeune femme, et il rendit à Florence sa tranquillité de départ.
*
A Valence, on changeait pour la seconde fois, mais pour pénétrer dans un T.G.V., ce qui semblait un luxe après la chaleur et l’allure d’escargot des petits trains. Florence et Taniani se retrouvèrent dans le même wagon, se regardant, amusés, de chaque côté du couloir de passage. Une vieille dame, munie d’aiguilles et d’abondante laine, s’assit près de Florence, et révolutionna immédiatement l’espace pour se mettre à l’ouvrage. Ses yeux attentifs sur son travail ne perdaient pas cependant une goutte des maigres incidents qui naissaient (ou auraient pu naître) autour d’elle. Attentive elle aussi, Florence vit une autre vieille dame s’asseoir près de Romain Taniani, et elle se dit : “ Oh! et puis après tout…”
Agençant son sourire le plus poli, elle attaqua la tricoteuse de front et lui demanda si, par hasard, un changement de place ne la dérangerait pas, car le monsieur là-bas était une connaissance… Emoustillée et ravie, la vieille dame émigra.
– Vous êtes une politicienne de charme, dit monsieur Taniani en s’installant auprès d’elle.
– Oh, si peu ! murmura Florence qui songeait au manque de poids de ses argumentations quand elle discutait avec son compagnon habituel.
– Alors, il faut croire que l’ennui vous oblige à me préférer à cette dame.
L’ennui… Ils se mirent à parler de l’ennui, sautant sur ce sujet qui les tirait de leur embarrassante hésitation. Florence, d’une voix timide, raconta sa vie de provinciale : Charles et sa passion de la nature, le village, les fermiers, le passage des saisons, l’importance de l’hiver, le chat (la voix de Florence se réchauffa), ses trop rares escapades à Paris enfin…, et la voix de la jeune femme devint gaillarde.
– Tout cela vous rend assoiffée, conclut-il.
Elle rit.
– Oui ! Au sens figuré et au sens propre. Car, dans notre pays, l’eau manque en été. C’est toujours la grande histoire, les éternelles querelles entre paysans, vous savez…
– Les sources, Manon…
– On se promène, O.K., c’est beau, mille fois d’accord ! Mais, ô maudit pays de la soif ! Dès le mois de mai, il n’y a plus d’eau.
– Je comprends tout ça : mes ancêtres étaient des Italiens du Sud, les plus pauvres… et les plus assoiffés ! Mes grands-parents, cependant, n’étaient pas tout à fait pauvres, ils vivaient dans une immense maison, pleine d’ombre, l’ombre dans laquelle les femmes de cette époque cachaient leur ennui…
Il racontait bien. Comme Charles… Mais il existait entre eux une différence : quand Charles racontait une histoire, on avait envie d’y croire. Alors que ce monsieur Taniani… Même si Romain Taniani ne mentait pas, il semblait volontairement provoquer le doute, la suspicion de son auditoire. Charles désirait qu’on le crût, Romain Taniani désirait -c’était bizarre- la méfiance.
– Vous paraissez fort bien imaginer vos aïeuls…
– Mes aïeules surtout : des femmes tout en noir, fidèles et déterminées. Obstinément fidèles et déterminées…
Les yeux de l’homme brillaient.
– … C’était de vraies femelles.
Florence lui rit au nez.
– Vos dents luisent comme celles d’un renard quand vous en parlez.
– Je tiens de ma grand-mère l’obstination.
– Et la fidélité ?
– Peut-être… Je n’ai pas encore été capable d’en juger. L’obstination dans l’ennui… N’est-ce pas beau ? Dans cette grande maison, il n’y avait guère de place pour l’imagination ou la culture. On vivait en attendant… On vivait en s’obstinant.
– Quand je m’ennuie, dit Florence comme si elle se parlait à elle-même, mon ennui n’est guère obstiné, c’est un ennui de chaque jour, un ennui infantile, irréfléchi. J’ai tort de m’ennuyer, je le sais. Je me raisonne, je me gourmande… C’est plus fort que moi : l’ennui s’accroche, tenace, l’ennui me rogne. Heureusement, Domino arrive (Domino, c’est mon chat) ou Charles avec une de ses histoires. Charles adore raconter des histoires, il brode à l’infini à partir d’un rien. Mais Domino a sa vie et, ma foi, Charles aussi !
– Vous aimez beaucoup votre ami… “ma foi”, remarqua monsieur Taniani d’un ton moqueur.
– Oh ! riez donc… Après tout, je suis avec Charles depuis… un certain nombre d’années. Ce n’est peut-être pas sans raison ! Il me comprend. Et on s’amuse ensemble, même si… on s’amusait plus, oui, je crois, tellement plus, quand on vivait à Paris.
Sa voix s’était un peu étranglée.
– Faites-moi plaisir, demanda Romain Taniani, dites-moi avec un accent “Marie-Chantal” : “Hors Paris, ma vie s’enfonce dans une vallée de soif et de larmes”.
– Pourquoi ? questionna Florence, rieuse.
– Je vais vous faire un aveu en cette précieuse minute : je ne fais pas partie de la Maffia, mais je suis un metteur en scène réputé, voyageant incognito à la recherche d’une héroïne pour mon prochain film.
– Un film tragique ?
– Non : un film dédié à une amoureuse célèbre.
– Isadora Duncan… ou Mata Hari ?
– Vous !
– Oh ! quel choix désastreux ! Moi qui n’aime que Domino…
Romain Taniani feignit de prendre ses distances, puis, après quelques secondes sans un mot, se mit à réciter :
“Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vient à ma rencontre…”
-… Plutôt ratée comme demi-brume ! coupa Florence qui connaissait le poème très bien et qui fixa ostensiblement le soleil écrasant de l’extérieur.
– “… Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte”, termina l’inconnu.
Au début du poème, Florence l’avait regardé avec irritation ; elle le regarda à la fin avec une espèce de surprise. Elle eut quelques secondes d’hésitation, puis décida d’ignorer cet intermède poétique. Elle ne montrerait pas son trouble. Qu’avait-il voulu dire ? Qu’elle vivait dans une “demi-brume”, dans l’aveuglement ?
Le cœur de la jeune femme se serra. Elle éprouva une sorte de crainte mêlée de colère. Depuis qu’elle avait quitté Paris, pour Charles somme toute, qu’était-elle devenue ? L’ombre d’un jeune homme dans un pays du sud… L’ombre de celle qu’elle avait été… avant : une jeune femme brillante, entourée d’amis, touche à tout spirituelle, parfois passionnée, mais essentiellement drôle, vivante, oui, vivante, toujours émue, remuante… Elle entraînait dans son sillage mille et une lucioles, elle brillait et faisait briller, elle chatoyait, amusait, éveillait les autres avec des rires, des discussions. Elle savait réanimer ce qui avait disparu ou était mort, espèce d’”entraîneuse” dans un monde parisien, fait et vivant pour être parisien ; Florence était alors une incarnation de “Parisienne” rêvée par un Américain ou un Brésilien. Avait été… Elle “avait été”, et voilà qu’elle se retrouvait perdue et pleine de compassion pour elle-même parce qu’un inconnu, un homme de hasard, un bavard, un vulgaire Don Juan peut-être, lui avait ressassé un poème d’Apollinaire. N’était-ce pas un simple tic chez cet homme que de réciter des vers à toute femme à peu près jolie rencontrée au cours de ses voyages ? Il semblait avoir l’habitude des trains, des engagements faciles, des paroles insipides jetées à d’innocentes Florence. Avant qu’elle ne rentrât dans sa vie, Charles ne chantait-il pas à ses éventuelles conquêtes la même, la sempiternelle même chanson d’Higelin ? La “demi-brume” n’aurait alors été que deux pauvres mots sortis par miracle du brouillard de séduction qui vaporisait le cerveau de Romain Taniani . Des mots, n’importe quels mots, comme d’enfantines bulles de savon…
-Finalement, déclara-t-il après quelques secondes d’observation, ce n’est pas vous que je choisirai pour mon rôle d’amoureuse, je trouverai bien le moyen de piquer dans le scénario, rien que pour vous, un rôle tragique.
Florence fit un effort et secoua sa tristesse.
– Je dois maintenant avoir un visage sinistre…
– Non ! Déjà plus ! Oubliez, s’il vous plaît, ma prestation poétique, c’était très malvenu… Qu’allez-vous faire à Paris ?
– Je vais courir la prétantaine -elle rit-. Je ne peux la courir dans mon village , qui n’est même pas un village d’ailleurs… Mais d’abord je me rends chez un couple d’amis, près de Montparnasse, des amis de longue date. Ils sont très amusants, disponibles… Je suis chez eux comme un coq en pâte.
– Ils ne rendent pas de comptes à votre petit ami ?
– Oh ! Charles sait fort bien que je ne vais pas à Paris pour contempler les embouteillages, mais que j’y vais pour bouger, pour m’amuser…
Monsieur Taniani adopta la figure de l’individu qui poserait une question d’ordre scientifique et dont la réponse intéresserait la communauté :
– Nous verrons-nous dans un restaurant, dans un square de vingt mètres carrés, ou au bar en haut de la Tour Montparnasse ?
Mieux valait ne pas encore se compromettre…
– Je vous répondrai à la gare de Lyon.
*
Le T.G.V. arriva dans la soirée. La gare fourmillait, quel bonheur ! Les yeux de Florence pétillèrent devant les panneaux, les tableaux électroniques, les lumières, le buffet poussiéreux avec ses serveurs “1930”, la foule, les stands bourrés à craquer de journaux, livres, chocolats et clients. Quel bon coup sur la tête, quel bel éclair dans les yeux elle recevait à chaque fois qu’elle était de retour ! Florence adorait le bruit, les bousculades, la saleté, le fouillis, la mauvaise humeur, le trop-plein de Sa Capitale. Paris avait toutes les excuses. Paris exigeait tous les pardons. A Paris, on avait plus de soleils au-dessus de la tête que dans tous les Sud-Est et Sud-Ouest réunis.
Ils décidèrent de ne pas se quitter tout de suite. La mine rêveuse de Florence était celle d’un petit chat qui a envie de jouer mais qui ne connaît pas assez bien le monde pour s’élancer. Romain Taniani avait l’œil de velours de l’Italien type et le gabarit du cow-boy . Cela faisait des heures que la jeune femme se demandait si elle n’était pas en train de se fourvoyer comme une gamine de dix-huit ans. Ils prirent un café au Buffet, plaisantèrent, juxtaposèrent deux ou trois idées frivoles. Puis ils se dirigèrent ensemble vers l a sortie. Soudain, monsieur Taniani demanda à Florence de garder quelques instants l’une de ses valises, car il désirait acheter un journal du soir. Il s’éloigna très vite dans la foule et Florence se retrouva toute seule, un peu abasourdie, la valise de Taniani posée à ses pieds. Elle pensa vaguement à Charles abandonné au milieu de ses cailloux avec Domino. Elle se demanda si Eliane et Pierrot , ses amis montparnassiens, avaient préparé un bon repas pour fêter ces petites vacances. Elle se dit, goûtant d’avance la saveur des confidences entre femmes, qu’elle allait avoir plein de choses à raconter à Eliane dès qu’elles seraient en tête à tête.
Mais Romain Taniani avait disparu dans l’agitation anonyme de la gare et les secondes, les minutes, passaient, finissant par inquiéter la jeune femme. Elle commença à regarder autour d’elle, scrutant le lointain, examinant les silhouettes grises qui s’attardaient. Elle fit quelques pas. La valise lui parut bien légère. Elle arriva au kiosque. Son ami d’un voyage n’était pas là. Elle songea qu’elle avait agi comme une gourde, que l’homme lui avait faussé compagnie…, puis elle se remémora la valise et décida d’attendre encore.
Debout et immobile, tout imprégnée qu’elle était de cinématographe, Florence revoyait, dans le flou artistique de la mémoire, l’homme et la femme de Brève rencontre, puis, on ne sait pas pourquoi ce héros d’un film hérité de la Nouvelle Vague, errant dans une gare de banlieue, tard le soir, un garçon qui avait vingt ans, mal aimé, solitaire… Une demi-heure s’écoula. Les souvenirs de Florence s’effilochaient, elle était fatiguée, et la main sur son front, elle poussa un petit soupir… Nuit et brouillard. Quand passent les cigognes. Rohmer. Paris nous appartient. Il était une fois… Les amours d’une blonde… Mais Florence était brune et les brunes sont réputées pour ne pas battre des cils comme Marilyn et pour taper du pied quand on les fait attendre.
Romain Taniani n’était pas revenu ; Florence prit le large.
(Voir la suite )
♦ Carzon Joëlle ♦
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