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(Troisième partie)
CHAPITRE V – Frappée
Une autopsie n’est pas une partie de plaisir. Après avoir salué Revelle, Jérémy Moreau éprouva le besoin de prendre l’air. Il allait rejoindre le quartier de la Pêcherie après avoir fait une petite marche à pied régénératrice. Il prit la rue du Loing, entama le boulevard Durzy. Il traverserait la passerelle Victor-Hugo et regagnerait la rue du Four-Dieu un peu plus tard. Il s’assit sur l’un des bancs du boulevard Durzy. Il vit là un monsieur et son chien, un couple d’adolescents pressés, une jeune femme promenant son bébé dans une poussette. Il se sentait très mal à l’aise.
Une petite jeune fille, seule sûrement dans sa chambre, avait avalé assez de comprimés pour mourir. On n’avait trouvé que son cadavre, on lui avait alors serré le cou avec des gants, on l’avait traîné dans la maison jusqu’à la rivière, on avait mis en scène une mort sordide. Ce n’était pas un meurtre semblait-il, mais une ou deux personnes s’étaient moquées de la Justice. Et la Justice réprouve le meurtre aussi bien que le suicide. Jérémy Moreau réprouvait le suicide. Depuis sa naissance, avec toutes les galères de la vie (cette chienne de vie), il aurait pu se suicider cent fois. Au lieu de ça, il était devenu policier et on ne se rit pas de la police.
La police -dont il était le représentant- doit donner une conclusion à la mort. On ne tue pas comme ça. On ne se suicide pas comme ça. La société demande des comptes, et elle a raison de demander des comptes. Ce n’est pas parce qu’on est une jeune fille faible qu’on doit imposer sa faiblesse à la terre entière. Thérésa Moreno avait subi au lieu de se battre. Elle avait même subi un maquillage loufoque de sa propre mort. Des plaisantins avait nié son propre choix. Une vie -une courte vie- et une déchéance.
Jérémy Moreau donna un coup de pied rageur dans les cailloux aux pieds de son banc. Il regarda, la mine lugubre, la silhouette de la mère de famille qui s’éloignait vers la passerelle. En cette minute, il n’avait pas besoin d’être un génie de psychologie pour deviner qu’il ne se marierait pas et n’engendrerait pas. Comment, d’abord, engendrer des petits êtres qui, hélas, grandissent, deviennent d’affreux adolescents boutonneux, puis à vingt ans, se mettent à souffrir comme des fous, à faire des études qu’ils ne peuvent achever, à chercher puis à trouver (s’ils le peuvent) des emplois imbéciles ? Lui, Jérémy Moreau, engendrer, qui sait, de futurs flics… ? Comme son adjoint Pommier. Il est vrai que Pommier avait de beaux enfants et une épouse charmante… Mais Moreau n’était pas Pommier. Et ne le serait jamais.
Lors d’enquêtes précédentes, il avait rencontré de fort jolies femmes et avait un peu profité de sa situation de flic : l’enquêteur avec les pleins pouvoirs, qui mène une enquête, qui cherche, qui trouve, qui a besoin de la présence et des soutiens féminins… Moreau se souvenait en particulier de la ronde et délicieuse Sophie Bosquet, l’année précédente, lors du meurtre chez les Audriot… Exquis souvenir ! Ils avaient bien saisi leur chance, tous les deux ! Mais rue du Four-Dieu, point de Sophie Bosquet. La dénommée Cha était une gouine sans scrupule ; quant à Laetitia Queneau, c’était une vierge un peu sotte amoureuse du godelureau de service. A cette pensée, Jérémy Moreau redonna un coup de pied dans les cailloux.
Quand il se leva, le Montargis du boulevard Durzy lui parut encore plus sinistre et plus gris que d’habitude. De l’autre côté du canal, une tour qui lui rappelait la tour que possédait aussi la maison de François-Arnaud Anglet. Il marcha très vite, de plus en plus vite, vers la passerelle Victor-Hugo. Il s’apprêtait à donner un grand coup dans cette fourmilière d’intellos.
*
– Convoquez-moi mademoiselle Queneau, ordonna Moreau à Pommier, et vous nous laisserez seuls.
Le visage de Pommier s’assombrit. Le chef avait sa figure des mauvais jours. Mais Pommier ne dit rien. Il en avait marre, lui aussi, de tous ces témoins qui ne sortaient que des banalités. Il alla chercher Laetitia sans faire aucun commentaire.
– Assise ! hurla Jérémy Moreau à peine fut-elle entrée.
Laé fut saisie par ce ton, elle n’avait absolument pas l’habitude qu’on lui crie dessus. Elle s’assit pourtant sans protester, l’air inquiet.
– Vous avez raison de paraître coupable, gueula Moreau, vous l’êtes certainement ! Et depuis le début !
– De quoi serais-je coupable ? demanda la jeune fille d’une toute petite voix.
– Ah, bon ? Vous n’êtes pas coupable ? Vous n’êtes pas coupable d’avoir livré votre amie à ce pervers d’Anglet ? A cette perverse de Cha ? Vous la connaissiez pourtant, votre cousine, n’est-ce pas ? Vous le saviez que c’était une homosexuelle dévoreuse de chair fraîche ? NON ?
– Mais non !
– Mon œil ! Vous êtes une sale menteuse comme eux tous ! Vous avez livré votre copine à ces gens et vous l’avez laissée se suicider sans lever le petit doigt !
– Elle s’est donc suicidée, dit la jeune fille, pleine d’angoisse.
– Ouais ! Et ensuite, par perversion (la perversion, chez vous, est une affaire de famille), au retour de chez votre maman, vous et Cha, vous avez maquillé le suicide en meurtre pour faire croire à la culpabilité de l’écrivain !
– Mais j’étais chez maman…
– C’est votre mère qui le dit !… Où étiez-vous, dimanche après-midi?
Il lui balança une grande claque sur la joue droite. La jeune fille ouvrit des yeux immenses, ne sachant ce qui lui arrivait, et elle ne put parler pendant quelques secondes.
-… J’é… J’étais chez maman.
– A vérifier ! Et, si vous étiez bien chez votre chère maman, qui, d’après vous, a traîné le corps de votre copine jusqu’à la rivière ?
La jeune fille n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour répondre qu’elle recevait une deuxième claque sur la joue gauche.
– C’est Cha, toute seule, hurla le policier, avec ses bras de femme, qui a porté Thérésa Moreno à la rivière ? Alors, d’après vous ?…
– Je… Je pense que vous n’avez pas le droit de me frapper !
– C’est ça, je vais m’en priver ! Ce que mes patrons veulent, c’est des résultats ! Et la vérité ne va pas, apparemment, sortir de votre jolie bouche de menteuse sans que j’y mette du mien !
Il gueula encore plus fort :
-… ALORS, qui a aidé Cha à maquiller le suicide en meurtre ?
– Je ne sais pas !
Il la souleva, plongea son regard noir dans ses yeux de biche, et la reposa brutalement sur son siège comme un paquet de linge sale. La jeune fille était terrifiée, pétrifiée, et n’arrivait plus à raisonner.
– Vous ne savez vraiment pas grand-chose, ricana Moreau. Enfin, c’est ce que vous dites. Vous êtes la reine des idiotes, donc ?
– Je ne suis pas idiote.
Elle se mit à pleurer. Jérémy Moreau lui laissa deux minutes pour sangloter, puis il reprit, d’une voix soudain toute douce qui parut encore plus terrifiante à Laé :
– Une idiote coupable de négligence envers autrui. Une idiote jalouse de la situation de sa copine dans cette demeure : vous pensez que c’est vous, Laetitia Queneau, qui aurait dû avoir une place dans le lit d’Anglet !
– Non ! cria Laé, indignée.
– Alors, par vengeance sur une morte, vous l’étranglez et la noyez !
Il reprit ses hurlements :
– Une morte, mademoiselle Queneau, une morte !
Laé pleura tout son saoul. Il la contemplait, satisfait de l’état dans lequel il l’avait mise. Quand elle put le regarder à nouveau, il cria :
– Vous n’avez toujours rien à me dire sur votre cousine, sur Bruno Fabre, sur Anglet ?… Ou sur Lucien, le frère de Thérésa ? Votre amie ne vous avait-elle pas dit que son frère avait l’intention de lui rendre visite ?
– Non. Je ne pense pas que Lucien voulait venir ici.
Le policier poussa un profond soupir. Il parut, quelques instants, s’intéresser à l’état du ciel vu par la fenêtre, puis, d’un bond, il fut sur la jeune fille et fit tomber sa chaise. Elle se retrouva par terre, ahurie.
– Vous avez fière allure, mademoiselle…
Elle commença curieusement à retrouver ses esprits. Elle ne pouvait pas tomber plus bas.
– Pourquoi vous en prenez-vous à moi ? cria-t-elle en se relevant. Qu’ai-je fait, moi ? Je n’ai rien fait ! Pourquoi ne vous en prenez-vous pas à Cha ? C’est elle qui a perverti mon amie ! Ce ne peut être qu’elle qui a traîné le corps de Té jusqu’au lavoir ! C’est elle qui avait intérêt à ce qu’on pense que François-Arnaud Anglet était un meurtrier !
– Ah, oui ? Et pourquoi ?
– C’est Cha l’auteur des romans de François-Arnaud Anglet ! C’est elle qui écrit ses livres. C’est elle qui fait les recherches, qui invente les histoires, qui rédige… Et ce n’est pas elle qui touche l’argent.
– Intéressant personnage, dit Moreau. Je parle d’Anglet. Quelle habileté, quelle ruse ! Il met toutes les jolies filles dans son lit, ne bosse pas, se fait entretenir aux frais des lecteurs… Je me dis que je vais bien découvrir quelque chose pour pouvoir le coffrer… Quel dommage que votre copine était majeure ! Mais revenons à nos moutons, c’est qui, d’après vous, qui a aidé Cha à porter le corps dehors ? Bruno Fabre ?
– Non, Bruno est on ne peut plus honnête. Jamais, jamais, il n’aurait fait ça !
– Lucien… Lucien Moreno. Il est venu ici dimanche. Cha lui a ouvert. Ils ont découvert le corps. Avec la lettre d’adieux (il nous faut découvrir cette lettre, je suis sûr comme deux et deux font quatre que Cha l’a gardée), et ils ont résolu, de concert, de chercher noise à notre cher écrivain.
– Oui, ce peut être ainsi, dit la jeune fille.
Elle tremblait encore, mais ne pleurait plus. Jérémy Moreau aurait bien trouvé un prétexte supplémentaire pour la frapper, mais ç’aurait été la baffe de trop. Il contempla avec satisfaction les joues rouges de la jeune personne sur lesquelles on voyait nettement la marque de ses doigts. Jérémy Moreau pensa qu’il était un maître en matière de gifles. Elle aurait aussi des ecchymoses à la cuisse dues à sa chute de la chaise. L’inspecteur se sentait beaucoup mieux que sur son banc, boulevard Durzy. Il accorda à Laé un large sourire.
– Vous pouvez disposer, chère demoiselle. Je n’ai plus rien à vous demander.
Il avait un ton poli et officiel. Laé n’en croyait pas ses oreilles. Elle voulut dire quelque chose, manifester sa réprobation, mais le policier ne la regardait plus, semblait déjà être en train de l’oublier.
– Allez, allez, disposez ! dit-il en faisant un geste impatient.
*
Pommier, très gêné, évita de faire face à Laetitia Queneau lorsqu’elle sortit de la pièce où son chef l’avait interrogée. Mais il vit que la jeune fille avait des marques rouges sur les joues et qu’elle chancelait. En croisant Pommier, elle tenta de reprendre un air et une démarche convenable. Elle disparut très vite.
Le policier entra dans la pièce. Jérémy Moreau marchait de long en large, la mine absorbée et professionnelle, comme si rien de spécial ne s’était passé.
– Pourquoi l’avez-vous frappée ?
– Pour lui faire sortir la connerie du corps. Ça lui aura fait le plus grand bien.
Pommier bénit le ciel car Lançon était absent (il était resté au commissariat pour interroger Lucien Moreno). Il respira très fort.
– J’espère qu’elle ne portera pas plainte…
– Pensez-vous ! Grâce à moi, elle est désormais lucide. Elle m’en sera reconnaissante et ne dira rien à personne ! dit Moreau d’un ton satisfait.
– Que Dieu fasse que cela soit vrai, soupira Pommier.
– Laissez Dieu en dehors de tout ça. Il y a assez de serial killers, de pirates des mers et d’attentats, sur notre vaste planète, pour que Dieu ne vienne pas perdre son temps à Montargis.
– Vous a-t-elle au moins sorti quelque chose d’intéressant ?
– Anglet n’écrit pas ses bouquins. Chantal Hautecœur est son nègre. Je suppose que la mort de Thérésa lui a fait perdre le reste de sang froid qu’elle possédait encore.
– Vous pensez que Thérésa Moreno s’est bel et bien suicidée et que mademoiselle Hautecœur a maquillé le suicide ?
– C’est ce que je pense pratiquement depuis le début. Adieu les beaux meurtres dans la maison d’un écrivain célèbre !
– Mais que fait François-Arnaud Anglet de ses journées s’il n’écrit pas ses livres ?
– Il aide les jeunes personnes déprimées à sombrer encore plus dans la déprime… On pourra peut-être l’accuser d’avoir provoqué la mort sans l’intention de la donner, au moins ça, dit Moreau d’un air gourmand.
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♦ Carzon Joëlle ♦
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