(Deuxième partie)
CHAPITRE III – Journal de Laé (suite)

Je reprends ces pages bien que je sois bouleversée. Té est morte. Ma Té. Mon amie Thérésa Moreno. On l’a tuée. Je n’arrive pas encore à y croire. La maison est envahie, il y a des policiers partout, des gens qui photographient, un policier en chef qui nous pose déjà plein de questions alors que la police scientifique (enfin, je suppose qu’il s’agit de celle-là ?) n’a pas encore rendu son travail. On nous pose des questions qui, pour la plupart, n’ont pas le moindre sens pour moi. Je ne comprends pas comment ça a pu arriver. Si vite. C’est moi qui ai amené Té ici, c’était hier me semble-t-il… Et voilà que Té est morte. TÉ EST MORTE ! Je ne pouvais pas, je n’ai pas pu, annoncer la nouvelle de cette mort à sa famille. C’est Cha qui s’en est chargée. Elle était tout aussi bouleversée que moi, mais elle a eu ce courage. Je ne l’en remercierai jamais assez. Elle a eu son père au téléphone, puis son frère. Lucien, après avoir crié de chagrin, était fou de rage, il voulait venir à Montargis, il voulait casser la gueule de François-Arnaud Anglet (pourquoi ?). Cha l’en a empêché, pour l’instant. Ils devront venir, de toute façon. Comment ça se passe ? Comment se passent de telles choses ? Rend-on le corps de la victime à sa famille après l’avoir autopsié ? J’arrive à peine à croire aux mots que je suis en train de tracer dans ce cahier. Comment de telles horreurs peuvent-elles survenir ? Se remet-on jamais d’un tel traumatisme?

Maman voulait prendre le premier train de Montargis pour être à mes côtés, Cha m’a dit qu’il ne fallait pas. On ne doit pas déranger l’enquête de la police en multipliant la présence des gens sur place. Pauvre maman ! Elle a bien essayé de me réconforter, mais qu’aurait-elle pu me dire de plus que ce que ma cousine ne m’a dit déjà ? Je disais à Cha que si j’avais été là, ce week-end, peut-être que cette horrible chose ne serait pas arrivée… Cha m’a serrée contre elle, m’a répété encore et encore qu’on ne pouvait rien faire contre la destinée.

J’ai d’abord pleuré, et pleuré… Puis j’ai tâché de répondre de mon mieux aux questions de monsieur Moreau. Mais je comprends à peine ce qu’il dit, pourquoi il me pose certaines questions. Ce policier semble n’avoir aucune pitié pour les proches. Il vous fixe durement comme s’il s’apprêtait à vous jeter dans une geôle sur-le-champ. Ce qui est terrible, par-dessus tout, c’est que je ne comprends pas. Hier, Té était vivante et faisait des études d’anglais. Hier, Té me parlait avec amour de sa famille, de son frère… Hier, je regardais avec inquiétude Té se vernir les ongles, au soleil. Pourquoi avec inquiétude ? Est-ce que je pressentais quelque chose ?

Oh ! Je me sens tellement coupable ! C’est moi qui ai amené Té ici ! Si je n’avais pas habité la maison de François-Arnaud Anglet, je l’aurais amenée chez moi, chez maman. Rien de tout cela ne se serait passé ! L’atmosphère de cette maison n’était pas faite pour elle. Ici, nous travaillons tous. Té n’avait rien à faire. Aurait-elle rencontré quelqu’un qu’il ne fallait pas ? Mais non… Elle ne sortait pas. Elle n’allait même pas se promener rue Dorée. Qu’ai-je fait ? Je suis tellement stupide quelquefois. Je sais que je ne connais rien à rien. Comment aurais-je pu protéger mon amie alors que j’ai si peu de connaissance de ce monde ?

*

J’étais encore en train de pleurer quand j’ai rencontré Bruno dans un couloir. Il s’est élancé vers moi, m’a pris les deux mains et les a serrées, très fort. Il n’a pu parler d’abord, je voyais bien qu’il était tout aussi bouleversé que moi. Il a essayé de me communiquer sa force par son regard.

– Laé, ma pauvre Laé…
– Qu’ai-je fait ? me suis-je écriée.
– Mais tu n’a rien fait, bien sûr !
– Je n’étais pas là ce week-end. Je n’ai pas pu la protéger.
– Une petite jeune fille n’est pas chargée de protéger une autre petite jeune fille. Té n’était ni ta sœur, ni ta fille. D’ailleurs, il y avait d’autres gens ici. Cha aurait été plus solide pour “protéger” ta copine.
– C’est moi, moi qui l’ai amenée dans cette maison.
– C’est Cha qui l’a fait rester.
– Non ! Elle voulait la voir partir ! Elle le voulait avec violence. J’ai cru à un moment qu’elle allait en arriver aux mains.
– Songe à elles deux ces derniers temps…

Bruno a fait une grimace. Il s’est mordu les lèvres.
– Quoi ? Que veux-tu me dire ?…
– Songe à elles deux. Elles s’entendaient merveilleusement bien, tu l’as vu, n’est-ce pas ?
– Oui, mais…
– Elles s’entendaient… comme on s’entend quand on partage bien autre chose que des tasses de thé.

Je l’ai regardé. Il me scrutait comme s’il eût voulu entrer dans mon âme. Il avait l’air de se demander : que sait-elle ? Que puis-je lui révéler sans la blesser ? Je ne voulais pas, je ne voulais plus qu’on me ménage. Je voulais comprendre. Je voulais sortir de cette infernale obscurité.
– Dis-moi, Bruno, dis-moi ce qu’il y a à dire, ai-je supplié, les larmes aux yeux.
– Elles couchaient ensemble, décréta Bruno avec brusquerie.

J’ai été choquée. Je ne peux pas dire que je n’ai pas été choquée. Le choc m’a coupé les larmes.
– Comment ça ? ai-je dit bêtement.
– Je ne le répèterai pas. Tu as parfaitement compris. Et toutes deux sont… ont été les maîtresses de François-Arnaud.

J’ai ouvert grand la bouche, comme une nigaude que je suis. Que Cha couche avec François-Arnaud Anglet, je ne peux pas dire que ce soit une révélation. Que Cha couche avec la terre entière ne serait pas plus une révélation d’ailleurs. Je sens ma cousine capable de tout. Pour rester dans cette maison et faire le job qu’elle désire, ma cousine serait capable de tuer… Qu’est-ce que j’écris là ? Tuer ! Non ! Cha fait partie de ma famille, Cha fait partie des gens que j’ai côtoyés pendant longtemps. Elle est humaine, tellement humaine, elle m’a aidée, elle m’a soutenue, elle… D’ailleurs, elle aimait beaucoup Thérésa, elle n’aurait pas fait ça. Et puis pourquoi l’aurait-elle fait ? Ma pauvre Té ne devait être qu’une… numéro 2 dans le cœur de monsieur Anglet. Une pauvre fille de passage.

Le rouge m’est monté aux joues.

– Ce n’est pas bien.
– Qu’est-ce qui n’est pas bien ? Que ta cousine et ta copine couchent ensemble ?
– Non. Il s’agit de Monsieur Anglet. Ce n’est pas bien d’avoir profité de la situation de mon amie.

Tout en parlant, l’indignation montait en moi.
– C’est même dégueulasse.

Bruno m’a regardée sans rien dire. Il semblait réfléchir. Puis il a déclaré :
– Ça se passe comme ça dans certains milieux. Ce n’est pas si grave.
– C’est quoi, ce ton ? Du cynisme, du fatalisme ?
– C’est comme ça, c’est tout. François-Arnaud Anglet a l’habitude de séduire. De séduire toutes les femmes qui lui tombent sous la main. Les filles savent quels risques elles prennent.
– Pas Thérésa ! Pas ma Té ! Té était fragile. Elle sortait d’une profonde déprime. Ce n’est pas bien, Bruno, c’est moche, moche, moche ! Je l’ai amenée ici pour la protéger et elle est tombée entre les pattes de… Non, je ne peux pas y croire. Monsieur Anglet… Il écrit des livres qui…

J’ai alors pensé à certaines pages. Des romans historiques. Oui… Des romans à histoires. J’appartiens à une famille simple. Chez moi, on lit Agatha Christie et Balzac. Enfin, ma mère et moi lisons ces romans-là. Je pensais que tous les écrivains prenaient soin de leur image. Je pensais que ce qu’ils écrivaient n’existait jamais dans la réalité.
– Et vous, ai-je dit à Bruno tout à coup, le vouvoyant à nouveau sans m’en rendre compte, êtes-vous comme François-Arnaud Anglet ?

Il s’est approché de moi, m’a prise dans ses bras. Je me suis sentie tellement réconfortée que j’ai failli un instant oublier cette situation terrible.
– Je suis comme Bruno Fabre, c’est-à-dire quelqu’un qui croit aux projets fermes et à la durée. Laé, il faut penser que ce que nous sommes en train de vivre pourra nous servir plus tard, nous rendre plus forts. C’est une épreuve, mais la vie est remplie d’épreuves… Tu m’excuseras pour ce sermon.
– Je comprends maintenant les sous-entendus de Moreau. Que voulait-il que je lui dise ? Que Té était la maîtresse de monsieur Anglet ? A-t-il pensé que je couvrais mon patron ? Je ne couvrirai ni monsieur Anglet ni Cha ! Je lui dirai tout, tout !
– Mais qu’as-tu à lui dire d’autre que ce que tu lui as déjà dit ?
– Je ne sais pas… Je suis sûre que j’ai vu quelque chose, ou entendu quelque chose. Je vais y réfléchir.

J’ai levé ma tête vers lui.
-… Et toi, Bruno, saurais-tu, par hasard, quelque chose sur Té, sur monsieur Anglet, que tu pourrais révéler à la police ?
– Je n’en sais pas plus que ce que je viens de te raconter. Franchement, avant la découverte du… cadavre de Té, je me fichais éperdument des coucheries des uns et des autres. J’étais ici pour un travail précis et j’étais très bien payé pour ce travail : c’est tout ce qui m’intéressait. Je désirais finir le truc et puis me barrer le plus vite possible, enfin… avant de t’emmener en forêt, avant nos conversations… J’avoue que tu m’as donné envie de rester à Montargis un peu plus longtemps.

Il m’a souri gentiment, oh ! si gentiment que mon cœur a commencé à fondre.
– Il faut que tu dises tout, absolument tout ce que tu sais ou ce que tu as pu deviner, à la police.
– Je m’y emploierai, Laetitia. Et ensuite, quand toute cette triste affaire sera finie, je m’arrangerai pour que tu puisses quitter cette maison.

La maison de François-Arnaud Anglet est toute biscornue, toute en recoins, en pans de murs de toutes les formes avec des trous par endroits. Je cache mon journal dans un de ces trous. Ce Moreau au triste visage pourra m’écouter s’il le veut, mais il ne lira jamais dans mon âme.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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