(Deuxième partie)
CHAPITRE VII – Une disparition

Cha se réveilla le mardi matin, la bouche sèche. La veille, après le départ des policiers -départ à contrecœur visiblement du côté de l’inspecteur en chef-, tard, elle avait bu deux whiskys. Elle buvait parfois beaucoup plus que ça, par ennui, par énervement, mais ces deux whiskys l’avaient achevée. Ce n’était pourtant pas le moment de picoler. Il fallait garder la tête froide, ne pas appeler certaines personnes, sourire à Laé, être polie avec Bruno Fabre, ne pas croiser le regard de François-Arnaud. Et, malgré une crainte sourde, défier ce terrible policier dont les yeux avaient des éclats malveillants. Cha sentait que si elle baissait la garde devant lui, il s’en prendrait à elle, la devinerait, la mettrait à terre. Elle ne se coucherait pas, jamais, aux pieds de quiconque. Cha avait bâti sa vie sur la croyance qu’on doit aller de l’avant. Quand un skipper part faire le tour du monde, il ne rebrousse chemin qu’en cas de force majeure. Dans l’histoire qu’elle était en train de vivre, elle ne se départirait pas du but qu’elle s’était fixé.

Elle se leva avec peine, les yeux secs et douloureux. Elle se dirigea vers la fenêtre pour écarter les rideaux et regarder la rivière, petit cours d’eau tranquille, ce qu’elle faisait souvent le matin…, puis elle s’arrêta tout à coup. La rivière… Le corps de Té dans la rivière. L’enquête. Le corps de Té, sa fragile petite amie. C’était trop injuste. On ne meurt pas à vingt ans. Lucien avait crié : “Ma sœur était une gosse ! Elle n’avait rien vécu ! J’avais encore plein de cadeaux à lui offrir !” Lucien rêvait toujours de “grande vie”, de la superbe maison qu’il payerait un jours à ses parents, des bijoux qu’il offrirait à sa sœurette. Il y croyait. Il croyait qu’un jour, miraculeusement, les pauvres peuvent devenir riches. Comme en Amérique. Pauvre Lucien ! A mi-chemin entre son lit et la fenêtre, Cha ferma les yeux et essaya de reprendre pied. Elle ferait ce qu’elle avait décidé, elle allait bien les mener par le bout du nez, tous.

D’abord, aller trouver Laé. Lui expliquer posément ce qu’elle pensait du crime et de son déroulement, le lui faire croire. Elle mettrait sa cousine dans la poche. Persuader les gens n’est pas si difficile qu’on croit.
Elle mit sa robe de chambre, sortit dans le couloir. Personne. Elle frappa à la porte de Laé. Aucune réponse. Elle insista. Toujours aucune réaction. Elle poussa la porte et se retrouva dans une pièce vide mais sens dessus dessous. L’armoire était ouverte. Tout semblait avoir été bousculé et retourné. Un verre était cassé et des morceaux étaient à terre. Cha s’approcha de la table et elle vit du sang sur le joli napperon blanc que sa cousine, dont les goûts étaient parfois discutables, avait rapporté de chez elle.

Elle bondit hors de la chambre et se précipita en bas, dans la cuisine. Personne. Fatiguée, tendue, Cha fut incapable de se maîtriser et poussa un cri. Quelques secondes et Bruno Fabre apparut.

– Que se passe-t-il ?

Cha avala sa salive et essaya de répondre d’une voix mesurée :
– Laé… Je n’ai pas trouvé Laé dans sa chambre. Et il n’y a personne ici.

Elle posa sur le jeune homme un regard interrogateur.
– Elle est peut-être dans le jardin. Elle avait besoin d’un peu d’air…

En deux bonds, le jeune homme était parti, avait ouvert la porte d’entrée, jeté un œil dehors, et était revenu. Cha et lui échangèrent des regards inquiets. Bruno sentit une vague de colère et de panique monter en lui. Tous deux, sans un mot, allèrent ouvrir les fenêtres donnant sur la rivière. Le lavoir -que François-Arnaud s’était amusé à transformer en terrasse où l’on se prélassait l’été- était vide et nu dans la brume matinale. Des scellés le décoraient sinistrement.

François-Arnaud Anglet entra, en robe de chambre, avec cet air de contentement qu’il avait toujours. Pour la première fois, Bruno ressentit une certaine forme de détestation pour cet homme que même un meurtre dans sa propre maison ne troublait pas. Cha détourna les yeux sur les robinets de l’évier et dit, d’une voix glaciale :
– Laé n’est pas dans sa chambre et j’ai vu du sang…
– Du sang ! cria Bruno Fabre.

Anglet avait levé un sourcil.
-… Un petit peu de sang sur le napperon de sa table. Mais ce n’est certainement rien.

Bruno sortit de la cuisine en courant pour se précipiter dans l’escalier.
– Elle a juste dû sortir pour aller acheter des croissants ou les journaux, dit Anglet.
– Ce qu’elle ne fait jamais, coupa Cha. Ma cousine a le sens de la communauté. Elle croit que quand un malheur arrive, on se serre les coudes et on reste bien tous ensemble les uns contre les autres pour se soutenir. En ce moment, elle ne nous lâcherait pour rien au monde.

Cha se tenait debout contre l’évier, les mains crispées sur les rebords. François-Arnaud Anglet regarda son dos hostile.
– Pourquoi ne me regardes-tu pas quand tu me parles ?
– Je ne vous parle pas. Je parle en général. Ma cousine n’est nullement allée acheter les journaux.
– Tu me vouvoies maintenant ?
– Ma foi, oui. Il faudra vous y habituer.
– J’aimerais que tu me regardes. Je te fais peur ou quoi ?
– Peur de vous ? Allons donc ! C’est vous, monsieur Anglet, qui devriez avoir peur !
– Et de quoi ? Je suis à peu près certain que cette petite s’est en fait suicidée et que tout ce foin, c’est juste des manigances de policiers désœuvrés qui sont trop ravis de faire une enquête dans MA maison !
– Ah, oui ? Et l’étranglement, et le corps dans le lavoir, c’est du suicide ? Moi, je crois que c’est un meurtre et que cet inspecteur Moreau sera enchanté de vous le coller sur le dos. Quand on le voit vous regarder, on voit toute la rancœur qu’il a contre des gens dans votre genre !
– C’est quoi, “des gens dans mon genre” ?
– Vous le savez bien !

Elle rit haineusement, cette fois en se retournant vers lui.
– Qu’est-ce que tu as tout à coup ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?
– A moi, presque rien je suppose. Mais à Té… Et peut-être à Laetitia maintenant ?
– Je n’ai rien fait à Laetitia, c’est absurde !
– Qu’avez-vous fait à Laé ? dit Bruno Fabre qui revenait à ce moment-là.

*

– Oui : qu’avez-vous fait à mademoiselle Queneau ? hurla Jérémy Moreau qui venait de faire une entrée fracassante dans la maison de la rue du Four-Dieu. Si je comprends bien ce qui se passe en cette minute, elle a disparu ? Comme mademoiselle Moreno. Où cette fois ? Dans la rivière, dans le canal, dans la forêt… ? Vous êtes le maître d’une maison d’où les jeunes filles disparaissent, monsieur Anglet ! Et cela ne semble guère vous perturber !
– Je…
– … Je, je, je, monsieur Anglet ! C’est tout ce que vous savez dire ! Et moi je vous dis : elle, elle, elle ! Elle : Thérésa Moreno, morte dans des circonstances affreuses. Elle : Laetitia Queneau, qui a disparu ce matin. Elle : mademoiselle Hautecœur ici présente qui a bien mauvaise mine, je trouve, et POURQUOI ? Vous faites quoi, monsieur l’écrivain ? Vous les alignez le matin le long du mur de votre chambre, puis vous leur faites faire la ronde en chantant “le roi Dagobert” ? Je vous soupçonne fortement, monsieur, d’être, sinon le coupable, le responsable de toutes ces disparitions, et je vais m’assigner à vous faire cracher le pourquoi du comment !

Pommier, qui était entré d’une façon nettement moins remarquée, toussota.
– Il nous faudrait savoir, pour l’instant, où pourrait être allée mademoiselle Queneau. J’explore la maison…
– Et moi je monte dans sa chambre avec vous, Cha. Allons déjà voir si elle a pris son sac à main ou autre chose…

*

En quelques minutes, avec l’aide du jeune Lançon et avec toute la dextérité qui caractérise les policiers chevronnés, Moreau conclut qu’aucun acte de violence n’avait eu lieu dans la chambre de la jeune fille.
Quant au sang, Laetitia Queneau avait dû serrer son verre si fort entre sa main qu’il s’était brisé. Cha prit le sac à main de sa cousine derrière un coussin et dit aux policiers que son manteau n’était pas là.

– Juste une petite fugue, marmonna le policier, elle va réapparaître.
– Et moi je vous dis qu’elle est morte aussi ! cria Cha.
– Pas de panique, mademoiselle Hautecœur, je ne vous reconnais plus ! Votre amie est malheureuse et angoissée, on le serait à moins. De plus, elle se sent coupable, coupable d’avoir conduit sa copine dans un lieu où elle a trouvé la mort. Personne ne peut rien faire contre le sentiment de culpabilité, ni vous, ni moi. Mademoiselle Queneau doit gérer la mort brutale d’une proche et ce sentiment de culpabilité qui disparaîtra quand on démasquera le coupable. Car il y a un coupable, n’est-ce pas, mademoiselle Hautecœur ?
– Bien évidemment, monsieur le policier, dit Cha sèchement.
– Et c’est qui, d’après vous ?…
– Moi… Bruno Fabre. François-Arnaud Anglet !

Sa voix vibrait.

Jérémy Moreau déclara calmement, en regardant la demoiselle droit dans les yeux :
– Je dois découvrir pourquoi, après le décès suite à l’ingestion d’une tonne de médicaments, on a serré le cou de votre amie et on l’a mise dans le lavoir.

Cha resta silencieuse.
– Car les légistes font bien leur travail, mademoiselle. C’est un suicide maquillé en meurtre. Pour la police de tous les pays du monde, un suicide est une forme de meurtre. D’ailleurs, jusqu’à une époque pas si reculée, on punissait les apprentis suicidés comme des criminels. On poursuivait même leurs familles des foudres justicières : il ne faut pas attenter au corps. Seul le roi avait le droit de vie et de mort sur les sujets.
– Pourquoi me racontez-vous tout ça ?
– Parce que je pense comme vous, mademoiselle Cha. Le ou la responsable de ce suicide -si suicide il y a – doit être puni.

Cha ne dit rien.
– Cela vous surprend, n’est-ce pas, que je lise en vous comme dans un livre ouvert. Mais c’est parce que vous et moi, nous nous ressemblons. Nous n’aimons pas les coupables qui sifflotent comme si on ne pouvait rien leur reprocher, nous n’aimons pas les richards, nous n’aimons pas qu’une pauvre fille de vingt ans meure sans que justice soit faite.
– C’est François-Arnaud, effectivement, murmura Cha.
– Qu’a-t-il fait ? demanda Moreau d’un ton dur.
– Il lui a fait prendre des antidépresseurs pour qu’elle reste ici, puis il s’est amusé un soir à lui en faire avaler une plaquette.
– Vous étiez là ?
– Non, bien sûr que non ! Mais je le connais par cœur, vous savez ! Il a le cerveau détraqué. Il aime le pouvoir. Et il aime que les jeunes filles rampent à ses pieds en le suppliant de leur accorder son attention. Il a joué avec la faiblesse de Té.
– Et, après l’avoir obligée à avaler les médicaments, il a attendu tranquillement son décès, puis il l’a un peu étranglée et un peu noyée ?
– Qui aurait pu traîner son corps jusqu’à la rivière ? Je crois que Bruno n’était pas là. Quant à moi, je ne suis qu’une femme, et je n’aurais pas pu porter un corps comme ça…

Jérémy Moreau regarda la jeune fille sévèrement.
– Monsieur François-Arnaud Anglet : le roi de la perversité et le champion des criminels… Moi, mademoiselle, je le vois plutôt comme un queutard et comme un roi… de la flemme.
– Comment cela ? dit la jeune femme avec une moue.
– Un génie… aux mille secrétaires. Le jour où vous partirez, mademoiselle Cha, il ne restera pas grand-chose du grand homme, et rien de l’abominable criminel que vous essayez de me dépeindre et qu’il n’est certainement pas.

Pommier passa un nez dans la porte.
– Nous n’avons toujours pas retrouvé mademoiselle Queneau. Monsieur Fabre est très énervé…
– Elle n’a pas dû aller bien loin, dit Jérémy Moreau. Etes-vous allés faire un tour jusqu’en forêt ?
– Pourquoi en forêt ? demanda Cha, le visage envahi par l’inquiétude.
– Les forêts cachent les larmes, dit le policier, et permettent de mieux respirer.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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