– Je serais bien venue, dit Paula.

Elle souriait. La mer, le vent dans les narines, les voiles des bateaux, les enfants qui crient en courant devant… Ç’aurait été chouette.
– Alors, viens !

Charlotte croyait tout possible. Qu’il suffit de sortir le sac de voyage de son placard, le maillot de bain, et hop ! Laisser la maison : et les fleurs, et les chats, et Jacques ?
– Mais tu sais bien que…
– Les chats, les plantes… Je sais. Jacques pourrait s’en charger.
– Mais justement, Jacques…
– A trop de travail ?
– Non… Il a l’habitude que je sois là.
– Les habitudes, on en change. Les nouvelles habitudes remplacent les anciennes. Je vois très bien Jacques avec un arrosoir et des croquettes. Il serait très mignon, tiens… Un nouveau Jacques, sans cravate et sans femme pour l’épier.
– Je ne l’épie pas.
– Vous vous épiez mutuellement. Et toi tu serais adorable sans mari. Je t’imagine déjà… Écharpe au vent et rire aux lèvres. Paula-de-Bretagne.
– Comment réagirait-il si je lui demandais cela ?
– Si ça se trouve, il serait enchanté ! Pas de femme, pas d’enfants : j’invite mes copains à faire la bringue !

Paula réfléchit : Jacques avait-il tant de copains ? Il n’avait plus qu’un copain d’études, dans le Nord. Quelques collègues dont elle entendait parler mais qu’elle ne connaissait pas, un collègue qui était passé un après-midi avec sa femme. On avait mangé un gâteau en ne sachant que se dire. Les amis de la maison étaient ceux de Paula.
– Jacques n’a guère de copains, dit Paula tristement.
– Eh bien, ça lui fera l’occasion de s’en faire. Pourquoi pas ? Il est réservé avec nous. Peut-être le serait-il moins sans nous. Ou alors il va se découvrir une passion pour la solitude. Les hommes ont besoin de solitude.

Paula essaya d’imaginer son mari seul, assis sur le canapé, une bière sur la table basse… C’était difficile. Ses bavardages semblaient le distraire, les enfants ne semblaient pas le déranger. Jamais. Jacques était un homme que la famille ne soûlait pas. Il était ravi, à sa façon paisible, d’être entouré.
– Allez ! intima Charlotte. Fais-toi violence. Cesse d’être une femme qui pense que son mari va être perdu sans elle. La révolution est passée par là. On te croirait encore dans les années cinquante… Tu penses que ton mari va t’engueuler ?…
– Bien sûr que non !
– Effectivement, ce n’est pas le genre. Demande-lui ce soir.
– D’accord, dit Paula.

*

Elle lui parla de la proposition de Charlotte : une semaine en Bretagne avec les enfants, les leurs et ceux de son amie. C’est court, une semaine. Il ne la verrait pas passer. Paula souriait. Tout paraissait couler de source au moment où elle parlait.
Elle vit la main de son mari qui se resserrait autour du verre. Il la regarda droit dans les yeux.

– Non, dit-il.

Paula fut frappée par la voix claire et nette, elle en demeura muette quelques secondes.
– Je ne pensais pas que cela poserait problème, finit-elle par dire.
– Cela ME pose problème.
– Une semaine… Charlotte est avec moi. Nous sommes toutes les deux capables de nous occuper des enfants.
– Tu ne serais pas là. J’ai besoin de toi à la maison.
– Tu veux dire pour la cuisine, le ménage…? demanda-t-elle d’une voix hésitante.
– Peut-être… Mais surtout, ta place est ici, près de moi.
– Ne rêves-tu pas parfois d’un peu de solitude, d’un peu d’espace à toi ?
– Si j’ai besoin de solitude, je sais comment et où la trouver. Toi, tu dois rester ici.

Le ton était devenu dur. Paula frissonna.
– Je te trouve…

Elle s’arrêta là. La main avait déposé le verre sur la table, la main était partie, frappant durement sa joue. Paula porta ses doigts à son visage, incrédule.
– Tu n’as pas à discuter.

Jacques. Son mari. Son mari tranquille. Son mari, Jacques, plutôt doux et popote. Frappée. Elle, Paula, frappée.
– Mais… Tu as levé la main sur moi. Tu n’avais jamais fait une chose pareille… Que se passe-t-il ? Je ne pensais pas que…
– Il n’y aura pas de Bretagne, pas de ta Charlotte et d’enfants en vadrouille. Nos enfants doivent rester avec nous, ici. Je te le répète : ne discute pas.
– Aurais-tu peur que… ? Es-tu jaloux ?
– J’ai parfaitement confiance en toi.
– Alors ?…

Un deuxième coup s’abattit sur sa joue, lui faisant plus mal que la première fois. Une émotion la submergea : c’était à la fois de l’incrédulité et de la colère.
– Tu n’as pas le droit !

Un troisième coup. Paula s’assit. L’aîné des enfants était apparu. Il regardait son père, puis sa mère. Paula tendit son bras vers son fils et il vint s’asseoir à côté d’elle. Ils se serrèrent l’un contre l’autre en silence. Jacques leur tourna le dos et se dirigea vers la cuisine. Elle vit s’éloigner son dos paisible, volontaire. Un dos sans remords. Elle ne se demanda pas ce qu’elle avait fait. Elle découvrait simplement quelque chose de nouveau et cela la laissait complètement démunie.

*

– Il se trouve que cela tombe mal, expliqua Paula.

Sa voix ne tremblait pas.
– Qu’y a-t-il ?
– Jacques doit inviter son patron qui s’en va en déplacement la semaine d’après. Ce dîner devait avoir lieu depuis longtemps. Et puis Lou me couve un gros rhume, j’espère que cela ne va pas empirer.
– Quel dommage ! Je suis tellement déçue ! Mais nous prévoirons le même genre de truc pour une autre fois.
– Peut-être… Charlotte, je dois te laisser. Les enfants…

Elles se dirent au revoir. La voix de Paula n’avait pas failli. Une autre fois ? Elle verrait à ce moment-là. A quoi bon se causer du souci à l’avance ? Sa pommette était encore douloureuse. Ce n’était qu’une petite douleur. De toute façon, cela ne se reproduirait pas. Elle avait expliqué à son aîné que papa était fatigué. Son regard intrigué ne lui avait pas fait détourner les yeux. D’ailleurs, c’était vrai : Jacques était fatigué. Ce travail lassant, ces collègues ennuyeux… Elle n’irait pas en Bretagne avec Charlotte, ce n’était pas grave. On attendrait les grandes vacances. Elle se voyait sur la plage avec les petits et son mari, un grand monsieur calme et séduisant. Elle savait que l’image de sa famille faisait envie à beaucoup. Paula marcha vers le lave-vaisselle. De toute façon, cela ne se reproduirait pas.

♦ Carzon Joëlle ♦

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