Lucia était seule dans la maison déserte. Ou désertée. Ses parents l’avaient laissée. Bon vent !

Le matin, elle avait d’abord, dans le jardin, humé la fraîcheur délicieuse de l’air sans parents. Dieu ! Personne ! Que les oiseaux, le chat, les herbes frissonnantes de présences invisibles… Tout semblait frissonner de cette joie indicible de l’absence d’autorité et de rigueur. Tout semblait se décider pour une autre vie. Ah ! Repartir sur des bases neuves, des couleurs plus vives ; une démarche, des vols plus rapides… Lucia se disait qu’elle, les oiseaux, le chat, les insectes et toutes les créatures de cette maison et de ce jardin étaient devenus complices ; ils se tenaient la main, ou la patte, ou l’antenne, qu’importe ! La jeune fille était solidaire du monde entier ce matin-là. Il y avait dans ses dix-sept ans, tout à coup, autre chose que des réticences, des cachotteries, des plannings, des cadenas : plus besoin de se cacher, de jouer la comédie, de grimacer des amabilités. Elle inviterait Claudine, et Frank, et Paula, et peut-être Olivier… Oui ! Olivier même… Elle oserait. Enfin, elle oserait tout, à visage découvert, à gorge déployée. « Liberté, liberté chérie… » Oh ! que la liberté avait déjà un goût divin, un goût venu d’ailleurs. Elle allait pousser toutes les portes de la maison qu’on ne poussait jamais, monter les escaliers jusqu’au grenier, monter sur le toit peut-être… Elle boirait un verre de Porto tous les soirs (sept soirs !), elle qui n’y avait droit que le dimanche midi ; elle engloutirait des litres de cacao (« arrête, tu vas grossir ! », ou : « je me demande où tu mets tout ça ») et des kilos de macarons.

C’était une grande maison, c’était aussi la maison de ses arrière-arrière-grands-parents achetée en… quelque date au début du XXè siècle. Sa mère se montrait curieusement fière de ce fait : qu’ils aient réussi à habiter, eux aussi, cette vieille baraque qui avait traversé les guerres et ce siècle. Elle en parlait comme d’un bateau fragile qui aurait surmonté des dizaines de tempêtes sur les océans. Lucia trouvait cette fierté curieuse : pourquoi se vanter d’une maison aux murs épais qui résistait tout simplement à la pluie ? C’était une maison, une maison banale, même si on l’aimait.

Elle avait respiré le jardin et senti la présence de ses complices les animaux. Maintenant, elle rentrait ; le téléphone l’attendait dans le hall. Aucun espion désormais, pour sept jours, ô bonheur !…

-Allô, Claudine ? C’est moi, Lucia. Ils sont partis.

Elle entendit le rire coquin de son amie, un rire de plaisir et de connivence.
– Alors, heureuse ? roucoula Claudine. Tu nous invites ?
– Que oui ! Je vais appeler Paula et Frank.
– Et Olivier, ajouta Claudine, pleine d’assurance et d’énergie.
– Oh ! Olivier… Je ne sais pas si…
– Moi, je sais que tu appelleras aussi Olivier.

C’était son ton autoritaire. Lucia n’avait plus qu’à s’abandonner à la douceur d’obéir.
Elles habitaient une petite ville où tout se sait, même les battements de cœur les plus secrets.
Après Claudine et le pincement d’angoisse sans doute injustifié, Lucia redécrocha le combiné. Elle crut n’avoir composé aucun nouveau numéro et pourtant un murmure lui parvint. « Luci…a ! Luci…a… ! » Saisie, elle éloigna d’abord le téléphone de son oreille, mais la voix insistante, qui restait si douce, lui parvenait malgré tout : « Lucia, approche-toi, reviens, viens… » La jeune fille tremblait, mais elle n’osa pas raccrocher. « Lucia ! » Cette fois, l’interlocutrice s’impatientait, cela se sentait, comment résister ?
– Je suis là. Qui êtes-vous ?
– C’est moi, mon tout petit… Lucia, c’est moi, tu ne me reconnais pas ?

Cette voix tellement douce, presque sensuelle, une voix un peu âgée, un peu maternelle ; une voix pressante comme s’il n’y avait pas eu de temps à perdre ; une voix déjà oubliée… « Mon tout petit, moi, moi… », persistait-elle. Elle la reconnut. « Qui. Lucia à l’appareil », dit la jeune fille bêtement. Elle avait reconnu la voix de l’autre, la voix ailée. La voix chérie d’autrefois.

Deux ans auparavant, la voix de la femme qui portait le même prénom qu’elle s’était tue. Le Cancer. L’hôpital. Les visites. Ses parents qui disaient : « Il ne vaut mieux plus que tu y ailles. Pourtant, elle était revenue à la maison, Lucia. Et elle y était morte. La petite fille avait beaucoup pleuré et pendant toute une année, elle avait fait semblant de croire que sa grand-mère était encore là, pour avoir moins mal en poussant la porte de l’entrée, ou pour se faire plaisir. Pourquoi souffrir inutilement ? Mieux vaut jouer la comédie, se bâtir un roman, et rire, rire en compagnie des garçons et des filles de son âge.

« Mamie, c’est toi Mamie ? » lança-t-elle, pleine de courage, et d’ailleurs le ridicule ne la tuerait pas puisqu’il n’y avait personne pour l’entendre. « Qui… Mon petit, ne les invite pas. Reste avec moi, mon enfant… » Le naturel de Lucia revint au galop : allons, elle n’allait pas se laisser emberlificoter par une personne de sa famille morte depuis deux ans ! Ses plans ne seraient pas mis à bas par ce coup de fil d’outre-tombe : au diable les fantômes ! Et elle ouvrit la bouche pour protester vivement. « Ah ! dit-elle, Mamie, tout de même… » Mais il n’y avait plus personne au bout du fil, plus de voix, plus d’ange, plus d’autre monde… Aurait-elle rêvé ? Se serait-elle inventé une jolie histoire afin de soulager sa conscience chargée : n’avait-elle pas décidé de désordonner une bonne fois pour toutes cette maison d’ordre et de silence, gouvernée par deux êtres maniaques… et sans histoire justement ? Lucia dénigrait les gens sans histoire ; elle aurait voulu les honnir, elle aurait voulu être seule. Seule, c’est-à-dire sans la conscience parentale, seule sans mémoire, sans « eux ».

L’appel inattendu avait paralysé sa main. Après Claudine, sa bouche était sèche. Tout courage, qui était celui de l’élan vers autrui, l’avait abandonnée. Elle se sentait comme un désert, assoiffée, ignorée, se retirant en elle-même jusqu’aux limites du possible. Lorsque vint le coucher du soleil, Lucia décida de fermer grille et portes. Ce fut au moment où elle poussait le dernier verrou que le téléphone retentit. Cela ne serait ni Claudine ni Paule, la jeune fille en était certaine. Ni l’une ni l’autre. Aucune jeune vie comme la sienne. Elle décrocha :
– Oui, Mamie, dit-elle avec calme.
– Chérie, mon oisillon, tu sais…
– Oui ?
– Tu sais… J’ai mal, là-haut, là-haut…
– Au ciel ? fit Lucia sottement.
– Non… Là-haut, dans la maison… J’ai si mal, viens, viens…

L’interlocutrice avait raccroché et, pour la deuxième fois, Lucia s’interrogea sur sa santé mentale. Peut-être avait-elle laissé marcher la radio ou la télévision ; ainsi son imagination délirante lui jouerait des tours… ? Elle irait au grenier, comme semblait le lui demander la vieille dame, et en aurait le cœur net. Elle grimpa donc les trois étages, puis le dernier qui conduisait au grenier. La porte grinça, comme une porte « à histoire » grincerait, mais le grenier se révéla désespérément banal : vide et fouillis en même temps, sale, poussiéreux, grincheux, nid à araignées. Lucia eut un petit soupir agacé et entreprit de redescendre… Elle descendait lentement… et quelqu’un l’accompagnait. A ses côtés, un souffle, un murmure bougeaient à son rythme. Elle tourna la tête. Bien sûr, aucune présence n’était « visible », mais Lucia ressentait cette présence comme sa propre chair. Elle finit par entendre : « Non… Pas là… Dans la pièce, la pièce condamnée. » Ah ! oui, cette chambre était bien plus intéressante que le grenier. Elle avait causé tant de disputes, puis, à la fin, avait été interdite d’accès par son père.

– Le plancher est pourri, disait sa mère. Il faut le faire réparer.
– Tu plaisantes ! rétorquait son père. Et pourquoi pas reconstruire toute la maison ? Car c’est tout qu’il faudrait refaire, tout, tout, tout !
– Je vois où tu veux en venir, hurlait Madame : tu voudrais vendre la maison de ma mère. Cette maison qui est dans mon sang.
– Comme tu y vas, ce que tu m’énerves ! Sommes-nous millionnaires, avons-nous assez d’argent pour réparer cette maudite bicoque ?

De fil en aiguille, le père de Lucia avait condamné la pièce. Il valait mieux ne pas marcher là-dedans. On attendrait, on verrait, plus tard, quand tante Léontine…

Lucia fut tirée devant la porte interdite, puis, sembla-t-il, légèrement poussée lorsque celle-ci s’ouvrit. C’était bizarre. La jeune fille se souvenait que cette porte avait été bel et bien verrouillée par son père en colère : « C’est cette maison tout court qu’on devrait fermer à jamais ! » Et il avait maugréé : « Caprice de bonne femme ! Quand pourra-t-on enfin s’en aller ? »

Lucia se retrouva devant un bric-à-brac incroyable : meubles, poussière, tapis et toiles d’araignée s’enchevêtraient et se confondaient. Elle eut du mal à distinguer les uns des autres quoique reconnaissant petit à petit des bribes de son enfance, parcelles recomposées de sa mémoire… On a dix-sept ans et déjà, tout est tellement ancien, les grands-parents ont disparu. « Lucia ! » Sa grand-mère l’appelait encore, mais elle n’était plus à ses côtés. La jeune fille eut l’impression qu’elle l’appelait du centre de la pièce, elle fit deux pas. Puis une silhouette indéfinissable, mi-ombre mi-brouillard blanchâtre, s’éleva du parquet. « Lucia ! » C’était grand-mère… C’était une silhouette… Oui : une personne… plus grande, plus forte, plus impressionnante. Lucia s’approcha encore pour mieux la reconnaître et il lui sembla revoir son grand-père. Il était mort deux ans avant sa femme. Elle se souvenait d’un homme silencieux, gentil, chemise blanche, impeccable. Une impeccable tenue devant la vie et la maladie, de même que Mamie. Oh ! comme elle les avait aimés et comme ils avaient été aimables !
Encore un pas, elle le verrait mieux, elle verrait mieux son cher grand-père dans cette silhouette blanche qui cherchait à ressembler au Monsieur des dimanches de son enfance. Il était beau ; cela elle en était sûre. Beau comme avaient été belles ces journées où tous deux habitaient encore la maison, son grand-père et sa grand-mère, dans une maison où personne ne criaillait, où les parquets n’étaient pas encore pourris. « Viens ! »

Quel sourire il avait. On ne pouvait sourire plus magnifiquement. Ils lui demandaient de venir. Où ? Quel mystère ! Encore deux pas vers le centre la pièce…

Lucia n’entendit pas le premier craquement, toute à la joie de retrouver les siens. Elle était revenue dans le cercle magique de la petite enfance, là où tout est facile, où l’on ne se soucie de rien, où tout est pris en charge par des personnes aimables et bonnes. Un second craquement, plus inquiétant, et son pied droit s’enfonça. Qu’importait ! Son grand-père lui tendait une main secourable, la voix de sa grand-mère l’encourageait. Lucia souriait, tout était à nouveau simple, agréable, évident. Il y eut un énorme éboulement qui parut ébranler le monde et Lucia disparut, aspirée par un trou avide. Elle tomba, tomba, dans un fracas amplifié par la maison et le jardin déserts.

Briare, 1995

♦ Carzon Joëlle ♦

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