Lundi.
Hi ! Ou aïe plutôt… Je dis hi ! au petit matin qui se lève. Mon menton est sec, ma joue est barbue. Je me suis réveillé tôt, pensant à Christine qui vient de me quitter. Elle était mon jardin, ma fontaine, toutes mes pensées, mon univers, enfin toutes ces choses qu’on dit dans ces cas-là. Ma petite Christine, petite en taille mais grande en épanchements. Dieu qu’elle était vivante, ma Christine ! Sur le terrain de tennis, où nous allions parfois, on ne voyait que sa vigueur et sa colère. Elle avait de petits yeux noirs perçants qui coupaient le souffle à ceux contre lesquels elle était fâchée. Était-elle fâché contre moi ? Non, il ne me semblait pas pourtant.

Mardi.
Ma poubelle déborde déjà. J’ai bu plus que de raison hier soir. Du whisky. Il était bon. Tout du moins il avait bon goût au début. Après je ne sais plus. C’était du whisky, “un” whisky. Christine adorait le whisky Coca, mais elle ne buvait pas plus que de raison. Elle s’arrêtait au deuxième verre. Imaginons sa colère si elle avait bu plus ? Ma poubelle déborde. Des allumettes sont tombées par terre tout autour. Et si je recommençais à fumer ?… Je me souviens du goût des cigarettes en début de soirée avec les copains, quand nous allions encore tous bien, quand Christine n’existait pas encore.

Mercredi.
Je suis allongé sur le divan. Je suis allé travailler (car je suis allé travailler, ô miracle !). Je suis allongé sur le divan et je feuillette Le Monde à peu près de Jean Rouaud. C’est un livre où l’auteur n’a pas de lunettes. Ou un livre où le narrateur croit avoir perdu ses lunettes. Peut-être ai-je perdu mes lunettes et Christine est-elle encore là, quelque part dans l’appartement, prête à piquer une de ses colères parce que la poubelle archi-déborde. Elle aimait l’ordre, Christine, elle aimait que la poubelle soit propre et que je sois bien rangé sur le divan, lisant un livre page après page, pas n’importe comment, dans tous les sens, comme je suis en train de le faire en ce moment.

Jeudi.
Conversation avec mon copain Denis :
– Ça sent pas la rose ici…
– Ça sent ce que ça sent.
– Oh ! ta poubelle !
– Quoi ? Qu’est-ce qu’elle a, ma poubelle ? C’est une poubelle comme une autre.
– En tout cas, elle ne manque pas de bouteilles de whisky. Tu pourrais te lever de ce divan.
– Pour quoi faire ? Jean Rouaud a la même allure allongé.
– Cette Christine, quelle tornade !
– Je ne te permets pas d’insulter Christine.
– “Tornade” n’est pas une insulte… Veux-tu au moins que je te vide ta poubelle ?
– Tu es obsédé.
– Ça serait mieux. C’est juste pour le look général.
– Laisse-moi.
– Je ne fais que passer.
– Eh bien, maintenant, fous le camp.

Vendredi soir.
Conversation téléphonique.
– Comment vas-tu, mon petit ?
-…
– Eh ! Tu es là ?
– J’suis là.
– Tu n’as rien à dire à ta mère ?
– Tu sais, Christine s’est barrée.
– Non ! Quelle nouvelle ! Quelle b…, quelle nouvelle incroyable je veux dire ! Mon pauvre chéri !
– Ne te fais pas de souci. Ne viens pas. J’ai quelques tranches de saucisson.
– Et du pain ?
– Bien sûr… Le pain. J’ai tout ce qu’il faut. Denis passe me voir, je te dis…
– Tu as une mère pour les coups durs, mon chéri. Je viens.
– Seigneur !
– Il n’y a pas de seigneur.

Fin de la conversation téléphonique. Ma poubelle archi-archi-déborde. Elle vomit les bouteilles, les paquets de cacahuètes, les mouchoirs, les mégots. Je n’ai pas ouvert les volets. Je vais les ouvrir. Non, finalement, à quoi bon ? Le spectacle n’en serait que plus désolant. Spectacle du carnage : les bouteilles sont désossées, les mouchoirs déchiquetés, les mégots vivisectionnés. Oui, mais l’odeur ? Denis a beaucoup insisté sur l’odeur. C’est déjà l’odeur de l’au-delà. L’odeur de mon au-delà intérieur. L’irrémédiable. Christine est partie. Ma chère petite coléreuse est partie. Ma voix tonitruante est partie. Mon cœur est parti.

Vendredi soir, tard.
Ma mère et Denis sont venus de concert, ma mère avec un grand panier de victuailles, Denis avec du coca (il croit que le coca est le remède universel). Je suis très largement saoul. Un pied par terre et je vais rejoindre la poubelle. Ma mère nettoie la table basse à côté du canapé. Denis ouvre les fenêtres. Il fait froid. Dieu qu’il fait froid ! Comment est-ce possible, un tel froid ? On devrait interdire le froid de même que les déjections canines. Je proteste. “Il est donc vivant”, dit ma mère. Elle me force à manger. Une tomate. C’est froid, c’est mou, cela n’a pas de goût une tomate. Du pain et du jambon. Le jambon est celui que j’aime, fort et coloré, du vrai jambon d’autrefois. “Je sens que ça va mieux”, dit Denis. Il est grand et mince, les joues un peu creuses, mais les bras et les jambes musclées. Il inspire confiance à tout le monde, surtout à ma mère qui l’adore. Je le lui aurais bien donné comme fils, mais hélas ! son fils c’est moi. Elle doit s’en contenter.
– Raconte-nous donc un peu, dit Denis, cela te fera du bien.
Cela commencerait par le bafouillage du prénom de la gueuse. Et cela se poursuivrait par des phrases confuses où l’on finirait par croire que le coupable c’est moi.
– Je ne suis pas coupable, dis-je avec une certaine agressivité.
Ma mère soupire. Elle se regarde les ongles.
– Ne te crois coupable de rien, dit Denis. C’est toujours la vie qui est coupable, de toute façon.
L’hypocrite ! Je ne crois pas un mot de ces douces paroles. Pour tout le monde, dans les couples, ce sont les hommes qui sont les coupables. Ad vitam aeternam. Christine sera la victime et moi le méchant qui l’aura forcée à partir. L’homme-ogre. Celui qui aura dévoré la créature sans défense.

Christine était une forte. Je m’en souviens. Comme elle me faisait face ! Comment elle ne lâchait pas le morceau ! Je n’avais jamais le dernier mot. Dans sa cuisine, elle s’arrangeait encore pour marmonner quelque chose de bien salace, quelque chose que J’ENTENDAIS. Comme j’étais en colère ! Même après coup. Même quand ça avait l’air d’être terminé. Elle était encore la victorieuse. La Grosse Victorieuse. En fait, je déteste les femmes. Toutes les femmes, sauf ma mère. Ma mère… Et si ma mère…

– Foutez-moi le camp.

Dimanche.
Un dimanche sans personne. Un dimanche heureux, sale, plein de whisky dès le petit déjeuner, un dimanche bienheureux avec les cheveux gras, les pieds nus, la bouche qui brûle, l’Homme dans toute sa splendeur d’homme déchu. Je ne déteste rien tant que ces créatures musclés, douchés (la première douche de la journée) qui, le dimanche matin, vont courir de par les rues, sains, frais, munis de père-mère-femme-enfants (qu’ils laissent se réveiller dans la pénombre d’Homme-pas-là, donc de pas-vraie-maison). Ils sont fiers de leur corps, fier de leur baraque, fier de leur femme de quarante ans qui aura quarante-cinq ans et qui sera moche. Madame Moche avec Monsieur Moche. Avec des enfants moches. Et on les convoque au lycée pour leur prouver que leurs enfants leur cachent des choses, que leurs enfants mentent. Non, Monsieur (Madame), mon enfant ne ment pas, mon enfant est droit et pur à la maison. Il fait ses devoirs. D’ailleurs, vous n’en donnez pas, alors comment voulez-vous qu’il avance ?

Il est vrai que Christine et lui n’ont pas d’enfant. Ils sont de vieux célibataires collés de trente-cinq ans. JE NE TE DEMANDERAI PAS EN MARIAGE. Souviens-toi de la belle chanson de Brassens : “La non-demande en mariage”. Belle preuve d’amour. Christine : “Tu ne veux pas t’impliquer. Tu veux me laisser mourir sans bébé. Tu veux que je sois une non-femme.”

Non, Christine, tu n’es pas une non-femme. Tu es une femme. Une Femme. Pas n’importe laquelle. J’en connais de ceux qui te voleraient, qui te piqueraient à moi… Si ça se trouve, tu es déjà volée. On m’a volé. Au secours ! Où es-tu ? Déjà dans les bras d’un autre homme ? Non, tu étais fidèle. Tu ne serais pas déjà infidèle. Christine, ma belle fidèle. Ma Christine. Denis, au secours !

*

Denis vole à mon secours. Denis, je ne te mérite pas.
– Tu as de la chance que je me sois réveillé du bon pied. Ah ! cette odeur !
– Laisse-moi dans mes odeurs et te raconter, te raconter…
– Vas-y.
– Je suis un minable. Je ne méritais pas Christine. C’est pour ça que je l’ai renvoyée.
– C’est Christine qui est partie.
– Je l’ai renvoyée, je te dis. Je ne voulais pas d’elle, d’elle si grande à côté de moi si petit. Elle a pris les devants quand elle a vu que je voulais la foutre à la porte. Elle est maligne.
– Il n’est pas trop tard pour la rappeler. Rattrape-la. Si ça se trouve, elle n’attend que ça. Mais pas dans cet état, s’il te plaît, pas dans cet état. Allez, prends le téléphone quand tu auras bu un verre d’eau et quand tu te seras douché. Elle a besoin de paroles d’amour, même si elle ne t’aime plus tout à fait, toutes les paroles d’amour sont bonnes, même à vingt ans de distance. “Je t’ai aimée”, et une vieille femme retrouve son cœur de jeunesse.
– J’y vais.

Je vais sous la douche. L’eau est bien chaude, presque bouillante. Que ça fasse mal. Que je me nettoie en me faisant mal. J’utilise le gant avec toute mon énergie. Quand je sortirai, un whisky… Non, pas un whisky. Un bon vieux Coca de Denis, tout sirupeux et dégueulasse. Une punition en plus. Denis, tu es mon pote.

– Denis, ma mère n’aime pas Christine.
– C’est seulement maintenant que tu t’en aperçois ?
– Elle a toujours été aimable avec elle.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Ta mère cherche à t’être agréable. Elle ne va pas clamer qu’elle déteste Christine.
– Je suis un idiot.
– Tu es un être intelligent qui fait n’importe quoi. Sans Christine, tu deviendrais un alcoolique.
– Tu vois déjà Christine revenue.
– Elle est là, à la porte. Elle t’attend.

*

Ma mère n’aime pas Christine. J’aime ma mère. Qui n’aime pas Christine. J’aime Christine. J’aime Denis et ses discours raisonnables. J’aime Denis qui aime tout le monde et qui comprend tout le monde. Un monde où ma mère n’existerait plus. Oui. C’est cela. Un monde sans mère. Mais je ne veux pas que Christine remplace ma mère. Je veux que Christine soit…

*

Lundi matin.
Je suis propre, résigné. J’ouvre ma porte d’entrée. Christine est là, propre, resplendissante. Comment peut-elle être aussi resplendissante de si bonne heure, sans homme, renvoyée ?

– J’allais te voir.
– Je sais.
– Mais tu es partie pour de bon.
– Pour de faux. Pour te donner un coup de massue.
– Pour que je me dise que je ne suis rien sans toi ?
– Quelque chose comme ça.
– Je ne suis rien sans toi. Un traîne-savates, un malpropre, un alcoolique. Mais je le resterai, même si toi, tu es là.
– Tu t’inventes des histoires. Tu sens bon, tu es intelligent, drôle, et je t’aime.
– Denis est venu te voir…
– Non.
– Alors, tu reviens toute seule ?
– Oui. J’espère que tu as passé de sales quarts d’heure.
– Denis est venu. Et ma mère avec du jambon. Mais je ne te parlerai plus de ma mère. Plus jamais.
– Nous serons bien obligés. Je m’en fous de ta mère. Elle est un portrait lointain dans ta maison. Je ne la vois même pas. Quand elle est là, elle n’existe que pour toi. Je m’en fous de ta mère. Je m’en fous de Denis. Il fait partie des meubles, mais je n’ai pas besoin de lui. C’est de toi dont j’ai besoin. De toi, de toi, de toi.
– Alors, tu veux que je t’épouse ?
– Pose-moi la question.
– Christine mariée.
– Allez, dis-le moi.
– Tu veux que je pose un genou en terre ?
– Nous n’irons pas jusque-là. Pose-la, ta question.
– Christine, veux-tu devenir ma…, mon…., mon petit bout de chou ?
– Pose-la, ta question.
– Veux-tu devenir ma femme ?
– Oui. Et pose-moi la question sur les enfants.
– Veux-tu que nous ayons des enfants ?
– On commencera par un.
– Un bébé qui piaille et qui sent mauvais.
– Tout le monde sent mauvais. Le nôtre ne sentira pas plus mauvais que celui des autres.
– Denis sera le parrain.
– Et ta mère sa grand-mère. Et elle m’aimera.
– Tu y crois ?
– Non, pas ça, dit Christine, et elle saute en l’air de joie.

*

La joie est pure. La joie est saine. Il y a dans ce monde des whisky-men, des Christine, des copains, des mères, des parents qui ont des enfants qui puent, des appartements en désordre, des poubelles qui débordent, des jambons qui sont bons comme de vrais jambons, des copains qui viennent vous voir quand la poubelle déborde et quand l’Amie n’est plus là, des complications et des décomplications, des hommes qui font des demandes en mariages, encore en 2005, et des femmes qui disent oui, oui, oui, et encore, encore, encore.
Faut-il boire ou être heureux ? Ou boire et être heureux ? Le whisky aura été un beau personnage dans cette histoire. Ne négligeons rien. Ne négligeons pas la femme qui revient et la mère qui n’aime pas la femme qui revient. Ne négligeons pas Christine. Ne néglige pas Christine, ta future femme qui criaillera encore à côté d’un enfant grincheux. Oui, c’est ça : ne néglige pas Christine. Après tout c’est ta femme. Je suis un mari, tiens…

12/12/05
Gien

♦ Carzon Joëlle ♦

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