Tap, tap, tap, le long des couloirs du lycée. Tap, tap, tap, je suis professeur, et pas n’importe lequel. Tap, tap, tap. En plus, je suis l’épouse d’un chef d’établissement du second degré. Tap, tap, tap. Haut perchée sur mes talons noirs, je foule mon territoire. Je ne suis pas agrégée, mais je possède une belle maison à la campagne, mes deux beaux enfants font de belles études, et mon mari est chef d’un établissement du second degré.
Tap, tap, tap, je me sens forte, forte de ma bonne conscience et de ma position sociale. Tap, tap, tap, je suis folle de rage.

Ce qu’”elle” a dit, ce qu’elle a osé dire, ce que mon fils m’a dit qu’elle lui a dit. MON fils. Je l’ai convoquée. Un professeur ne convoque pas un autre professeur, mais moi je l’ai fait. Et elle a intérêt à venir. Mon époux est le chef d’un établissement du second degré.

Elle arrive ! Je la vois ramper là-bas le long des escaliers qui descendent. Elle va vers la salle des profs, je la vois alors qu’elle ne me voit pas, je la suis, je la surveille, elle va encore faire un mauvais pas, elle va de nouveau se ridiculiser… Elle s’habille mal, tout en couleurs (se met-on de la couleur quand on est PROFESSEUR ?) alors que moi je m’habille en noir, je m’habille classe, je suis chic, je suis la femme d’un chef d’établissement. Mon tailleur est irréprochable, mes classes ne bougent pas, ils n’ont pas intérêt à bouger, je veille ! Par ailleurs, je mène une vie irréprochable dans ma maison à la campagne, mes fils sont brillants et mon époux est directeur d’un collège du second degré. Personne n’a rien à me reprocher, pas comme elle : un physique médiocre, une petite taille, pas de goût, célibataire, pas d’enfant, des classes bruyantes, une mauvaise notation j’en suis sûre. Ah ! elle va m’entendre.
Je descends les escaliers derrière elle, sur mes petits talons vengeurs. Elle ne va pas en mener large, et puis mon fils m’a dit qu’elle lui a dit.

Nous arrivons dans la salle des profs toutes les deux, à peu près en même temps. Je la surprends alors que je me glisse dans la porte, elle s’exclame, confuse : “Ah ! Marie-Monique, justement, nous devions nous parler !” Elle bafouille, évidemment elle bafouille, que pourrait-elle faire d’autre avec ce qu’elle a osé dire à mon fils ? Elle me fixe avec ses grands yeux de biche, si elle croit qu’elle va m’attendrir.

Je la dirige vers un box, je chasse un collègue qui voulait continuer à travailler là (je lui fais comprendre qu’il y a plus important que ses petites copies, mon fils…), je la coince, ça elle ne m’échappera pas. Le collègue s’éloigne, le dos raidi. Je prends mon temps. Surtout qu’elle comprenne bien son erreur.

– Voilà, commence-t-elle lamentablement, ton fils et moi avons un petit malentendu…
– Petit ? j’articule, comment ose-t-elle ? Petit ? D’ailleurs, ce n’est pas un malentendu, c’est une injustice à l’égard de mon fils, c’est une grosse erreur, c’est une faute professionnelle.
Je le dis : “faute professionnelle”. Ses lèvres s’arrondissent stupidement, n’a-t-elle pas l’air de tomber des nues alors qu’elle a dit ça à mon fils ?
– Non, non ! proteste-t-elle, il a mal compris, bien sûr que je n’ai jamais voulu dire cela ! Enfin, nous sommes collègues… Tu sais comment sont les adolescents quelquefois…
Mon fils ! Mon fils n’est pas “les adolescents”. Mon fils ne ment pas. Il est un peu pénible en ce moment, mais mon fils ne ment pas à moi, sa mère.
– Ne me parle pas en tant que collègue, lui dis-je, je suis là en tant que mère. Je suis mère avant tout.
Je me rengorge. J’ai deux fils, elle n’a pas d’enfant. Mon mari est chef d’établissement. Je le lui rappelle.
– Monsieur S. et moi-même pensons que tu as gravement perturbé notre enfant et…
Elle m’interrompt, l’air interloqué :
– Perturbé ? Comment cela ? Je l’ai vu ce matin, il a l’air… Eh bien, il a l’air qu’il a d’habitude, et je dois dire…
– Quoi ? Tu vas encore le diminuer, l’humilier devant ses camarades ?
– Marie-Monique, tu sais bien que je suis incapable de faire une telle chose !
– Je suis mère, moi, je sens le désarroi de mon fils.
Ah ! le coup a porté. Elle semble ébranlée, elle commence à se dire qu’elle a vraiment fait quelque chose de terrible, elle comprend enfin qu’elle a blessé mon fils.
– Je n’ai pas voulu faire ça, chuchote-t-elle comme pour elle-même.
Des larmes perlent sous ses paupières. Comme elle se sent coupable !
– Tu ne sembles pas comprendre, toi qui n’es pas mère, la fragilité de ces enfants.
– Mais enfin, que veux-tu que je fasse pour rattraper tout cela ?
– L’heure n’est plus à ce que TU dois faire, l’heure est à ce que NOUS devons faire, monsieur S. et moi. Comme tu le sais peut-être, mon mari est chef d’établissement et il connaît les procédures.
– Qu’allez-vous faire ?
Elle crie presque. Va donc, ma petite, crie ton désespoir en vain, je vais bien réussir à pousser mon mari à …
– Monsieur S. songe en effet à écrire au rectorat.
– Vous allez me “dénoncer”, murmure-t-elle.
– Il faut trouver la bonne solution.
Ca y est. Elle pleure pour de bon. Quelle mauviette. Pas étonnant qu’elle se fasse bouffer par les élèves. Ils peuvent la dévorer toute crue, elle sera comme les chrétiens dans l’arène, cette idiote ne se défendra même pas. Ces femmes qui ne sont pas mariées… Evidemment, quand on est mariée, on n’est pas toujours heureuse ; mes fils et mon époux ne sont pas tous les jours drôles, hier encore… Et ce soir, je ne sais même pas où IL est. Mais moi j’ai deux fils à élever, je n’ai pas le temps de larmoyer, et mon mari, qui est chef d’un établissement du second degré, et qui ce soir…
bref, j’ai un rang à tenir, je redresse la tête, moi, je ne pleurniche pas.
Je la congédie :
– C’est fini. J’ai une élève à voir.
Elle se lève, elle essaie de se lever… Je l’ai bien ébranlée. Il faut dire que ce n’était pas difficile. Tout de même, je ne me sens pas si à l’aise que ça. Mais avec ce que mon fils m’a dit qu’elle lui a dit… Elle s’en va, toute voûtée, toute suante. Quel déchet. C’est tout de même une pauvre fille.
Je ne dirai peut-être pas à monsieur S. de la signaler au rectorat. Et puis si.
On ne fait pas du mal à mon fils impunément.

Je m’en vais, tap, tap, tap, par les couloirs du lycée où j’enseigne, haut perchée sur mes petits talons inquisiteurs, pleine du devoir accompli.
Ce soir, mon fils m’en fera voir de toutes les couleurs, comme chaque soir.
Il me rend malade, je ne sais que faire de lui en ce moment…

Je m’en vais, tap, tap, tap, assassin en jupons, sur mes petits talons d’inquisitrice.

♦ Carzon Joëlle ♦

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