(Deuxième partie)
CHAPITRE II – L’écrivain

Jérémy Moreau loucha d’abord sur l’écrivain. Il ne voulait pas le regarder en face. Pas encore. C’était une espèce de grande bringue quinquagénaire du style de ceux qui font du jogging au bois de Boulogne avec un homme plus jeune qu’eux pour prouver à la galerie qu’ils courent aussi vite que les adolescents, du style aussi des hommes qui se font masser le soir par des japonaises. Mais on n’était pas à Paris. François-Arnaud Anglet courait-il en forêt de Montargis avec un trentenaire servile ?

– Asseyez-vous, monsieur…
– François-Arnaud Anglet. J’écris des livres.
– Je sais. Et vous avez une colonie de secrétaires dans cette maison même. La victime faisait-elle partie de vos aides ?
– Non, pas du tout. La petite Laetitia l’avait fait venir. Elle avait découvert son amie sous les toits de Paris, en grande précarité, et avait pensé que Thérèsa pourrait se reposer à Montargis quelque temps.
– Et vous n’aviez rien contre ?
– La maison est grande. Té ne me dérangeait pas.
– Avez-vous eu le temps de lier connaissance avec Thérésa Moreno?
– Non, pas vraiment.

L’homme se détourna légèrement et Jérémy Moreau plaqua ses yeux brillants sur son visage. Il était beau, enfin il avait beaucoup d’allure: un visage allongé, avec une bouche fine et sévère, des cheveux gris et épais, un peu longs. Il sembla alors perdu dans quelque rêverie, mais ce n’était peut-être qu’une composition habile. “Je suis un homme d’importance, j’ai d’autres préoccupations, toute cette affaire me dépasse…“
– Que saviez-vous d’elle ?
– Qu’elle étudiait l’anglais, qu’elle pataugeait un peu dans ces études dernièrement, qu’elle venait d’une famille pas très riche. Enfin, tout cela, c’est Laé (Laetitia Queneau, ma secrétaire) qui me l’a dit. Je n’ai pas eu de grandes conversations avec Thérésa.

Il eut un petit sourire et le policier fut intéressé par ce sourire qui tenait à la fois de l’autosatisfaction et du mépris.
– Donc, elle n’était pas intelligente ?
– Je n’ai jamais dit ça. Nous n’avons guère parlé, c’est tout.
– Chantal Hautecœur, ou la petite Laé, ou même Bruno Fabre, se montraient-ils jaloux de cette jeune fille ?
– Pourquoi auraient-ils été jaloux ? Thérésa n’avait aucune importance ici.
– Ni pour vous, ni pour mademoiselle Hautecœur…?
– Elle avait de l’importance pour Laé, je suppose, puisque celle-ci avait pris beaucoup de peine à me convaincre de l’accepter chez moi.
– Comment ont réagi les autres à son arrivée ?
– Bruno Fabre n’était pas encore là.
– Et mademoiselle Hautecœur ? Au fait, depuis combien de temps cette demoiselle vous sert-elle de …?
– C’est mon assistante. Une assistante efficace. Elle ne perd pas son temps en simagrées. Cha est là depuis deux ans.
– C’est beaucoup. Vous devez vous connaître par cœur !
– On peut le dire, déclara Anglet qui prit à nouveau ce petit air d’autosatisfaction qui commençait à porter sur les nerfs de Moreau.

Jérémy Moreau était doté d’une mauvaise humeur légendaire. Mauvaise humeur avec les suspects, avec les familles des victimes, avec ses supérieurs, avec les enfants et les adolescents… Bref, avec pratiquement tout le monde sauf avec les gens qui travaillaient sous ses ordres. Il avait une certaine idée de l’exemple qu’on devait donner à ses adjoints, et il croyait qu’une équipe efficace est une équipe où chacun peut donner son avis sans contrainte, où chacun peut apporter sa pierre. Jérémy Moreau écoutait tous les policiers avec beaucoup d’attention, et réfléchissait consciencieusement par la suite à ce que chacun avait vu ou pensé. Il avait une excellente estime, par exemple, pour Pommier pourtant porté vers des idées politiques qui étaient le contraire des siennes. Mais Moreau et Pommier ne parlaient jamais politique et chacun d’eux éludait les réflexions sur la société ou le cours du monde que l’un ou l’autre pouvaient faire. Ils vivaient en général en bonne entente et se soutenaient la plupart du temps pour la bonne cause : trouver les coupables et punir les méchants.
Jérémy Moreau se dit en cette minute que le méchant, sans conteste, était cet homme vieillissant et prétentieux qui s’imaginait qu’une petite étudiante de famille modeste n’avait rien à lui apporter, ce François-Arnaud Anglet propriétaire de cette maison, des gens qui y vivaient, et de ce lavoir maudit au-dessus de la rivière. Son cœur s’accéléra. Il lui fallait se calmer sur-le-champ. François-Arnaud Anglet était un homme intelligent, d’une certaine position sociale : être une personne odieuse n’impliquait pas forcément qu’il avait tué. D’ailleurs, pourquoi aurait-il tué cette petite jeune fille qui visiblement l’indifférait ? Le plus grand des hasards avait mené cette demoiselle sans appui et sans statut dans la maison d’un écrivain fameux. Thérésa Moreno était morte et la vie de François-Arnaud Anglet continuerait sans elle, dans la même aisance, comme auparavant.

– Que s’est-il passé dimanche ? Racontez-moi.
– Le matin, je suis allé faire du jogging avec Bruno Fabre…
(“Tiens donc !” pensa Moreau.)
-… Nous sommes restés absents une heure environ. Après, nous avons pris le petit déjeuner ensemble en lisant les journaux que nous avions achetés. J’étais invité à déjeuner chez les Dumontel, je suis resté chez eux jusqu’à sept heures. Je suis rentré. La maison m’a semblé vide. J’étais fatigué. Je suis allé me reposer dans ma chambre. Je n’ai pas dîné. Je ne suis pas ressorti.
– Auriez-vous entendu, vu quelque chose qui vous aurait paru suspect ?
– Non, rien… Si : j’ai croisé Cha. Je dois reconnaître qu’elle n’avait pas l’air dans son assiette.
– Vous a-t-elle dit quelque chose ?
– Non.
– Lui avez-vous dit quelque chose ?
– Oui, du genre : “Triste dimanche”. Elle m’a jeté un regard noir.
– En avez-vous deviné la raison ?
– Cha jette souvent des regards noirs à la cantonade. On ne sait pas forcément pourquoi, mais elle en veut à la terre entière.

Le policier se sentit soudain envahi d’une forte sympathie pour cette jeune femme.
– Qu’ont fait monsieur Fabre et mademoiselle Hautecœur de leur dimanche, à votre connaissance ?
– Fabre a dû ressortir. Il aime le grand air. Cha, elle, travaille beaucoup. Elle a dû travailler.
– Avez-vous vu mademoiselle Moreno ce dimanche ?
– Non, pas du tout.

François-Arnaud Anglet fit une espèce de moue. Il devait se demander ce que diable il avait bien pu faire au Bon Dieu pour être envahi, dans sa propre maison, par des folles qui osaient se faire assassiner.
– Et lundi, pourquoi ne vous êtes-vous pas inquiété de ne pas voir mademoiselle Moreno ?
– Mademoiselle Moreno était libre de faire ce que bon lui semblait. Elle pouvait rester au lit des journées entières si elle le voulait !
– Restait-elle au lit des journées entières, monsieur Anglet ?
– Ma foi oui…, je crois.
– Pourquoi ? Etait-elle paresseuse ? Etait-elle malade ? Attendait-elle quelqu’un, dans son lit ?

Le policier crachait ses questions à la vitesse d’une mitraillette. Il commençait à se dire que la vie de Thérésa dans cette demeure avait été un peu bizarre. La normalité de tout ça lui échappait.

Anglet avait pris un air vague.
– Je suppose qu’elle ne savait pas quoi faire.
– Vous auriez pu lui donner un petit travail… Vous semblez bien aimer ça : donner des emplois au tout-venant. Elle aurait pu, je ne sais pas moi… faire la cuisine par exemple !
– Mademoiselle Hautecœur s’en charge quelquefois. Mais la plupart du temps, nous commandons nos repas au meilleur traiteur de Montargis.
– Je vois… D’après-vous, qui a tué mademoiselle Moreno ?
– Cherchez dans vos fichiers. Un rôdeur, un violeur… Ça ne doit pas manquer, chez vous, les violeurs non poursuivis !
– Mademoiselle Moreno n’a pas été violée, monsieur Anglet. On a tenté de l’étrangler, puis on l’a mise dans la rivière, c’est déjà bien suffisant, vous ne trouvez pas ? Et la police ne “collectionne” pas les malfaiteurs comme d’autres collectionnent les jolies femmes.

Après toutes ces années dans les enquêtes et l’étude de la lie de ce triste monde, Jérémy Moreau ne s’était jamais habitué au meurtre. On peut piquer des colères, frapper un ami, maltraiter femmes et enfants, il y a toujours des circonstances atténuantes – les avocats justement se chargent de vous les expliquer lors des procès – mais tuer, non, pas tuer. Quand on tue, on franchit la limite du tolérable, on ne commet pas seulement un crime contre une personne, on commet un crime contre la logique, contre la société humaine dans son ensemble , contre le sacré. Jérémy Moreau n’était pas croyant (d’ailleurs il détestait les curés et tous leurs semblables), mais il partageait cette conviction avec son adjoint Pommier : une vie, c’est sacré. Il posa un regard plein d’expectative sur cet Anglet, cet écrivain-aux-je-ne-sais-combien-de-tirages, ce bellâtre qui osait être indifférent à une beauté assassinée dans son propre logis. François-Arnaud Anglet ne perdait rien pour attendre. Jérémy Moreau aurait rêvé mettre sous les verrous ce faiseur de papier.

– Je vous reverrai sans doute, dit-il. Plus tard. Vous connaissez, je suppose, la certitude des policiers qui pensent que les criminels font toujours partie des proches.
– Je n’étais certes pas un proche de mademoiselle Moreno.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

 

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