FIN
(Quatrième partie)
CHAPITRE VI – L’ailleurs

Mademoiselle Chantal Hautecœur fut plus sévèrement condamnée pour la destruction de la bibliothèque de l’écrivain François-Arnaud Anglet que pour avoir profané le corps d’une morte. Il y eut deux procès, d’abord celui de “dissimulation de preuves sur les lieux d’une mort suspecte”, qui ne sembla intéresser personne, puis un mois après, celui de la destruction des biens d’un grand auteur, qui déplaça les médias et la foule.

Au premier, Cha prit toute la faute sur ses épaules et jura qu’elle avait profité du chagrin de Lucien Moreno pour mener à bien une vengeance personnelle. Lucien fut relâché après sermon. Cha fut condamnée à un mois de prison avec sursis. Au second, de violents cris d’indignation fusèrent dans la salle d’audience, venant de toute l’intelligentsia, quand on décrivit l’état des magnifiques livres détruits. Anglet avait rameuté toute sa troupe d’amis lettrés. Cha fut condamnée à deux mois de prison ferme avec obligation de rembourser la bibliothèque, ce qui lui prendrait plusieurs années. A la sortie du procès, elle fit un large sourire à l’écrivain, qui détourna les yeux, et alla serrer la main de Bruno Fabre qui l’avait soutenue. Bruno déclara : “On n’en restera pas là !” Une semaine plus tard, le jeune journaliste et ses copains révélèrent dans leurs colonnes de leur tout nouveau magazine, L’Intraitable, que François-Arnaud Anglet n’écrivait pas ses livres lui-même. Le premier numéro de ce magazine fit recette.

Cha accomplit ses deux mois de prison à la Maison d’Arrêt d’Orléans.

*

Sac au dos, Cha se posta à la sortie d’Orléans pour faire de l’auto-stop. Elle se disait : “Je vais vers la Bretagne. Vers l’océan. Là-bas, on verra bien.” Un couple de retraités la prit et la conduisit au Mans. Ils ne s’intéressèrent pas à elle et lui racontèrent leur vie confortable, partagée entre Olivet et Le Mans où résidait l’un de leurs fils. La dame avait de jolis cheveux frisottés et un tailleur de très bon goût. Le monsieur, qui conduisait, montrait une grande indulgence envers sa bavarde d’épouse. Cha les trouva sympathiques et rafraîchissants après ses deux mois d’emprisonnement. Au Mans, un très jeune homme la fit monter dans sa voiture clinquante et lui fit d’enthousiastes discours sur la Formule 1 et la dernière mouture de la BMW. Il se rendait à Vitré et elle lui déclara : “Allons pour Vitré !” Dans cette ville, ils pique-niquèrent tous les deux dans un parc près d’un lac où évoluaient des cygnes.

Cha avait pensé à Brest, mais à Vitré elle eut envie d’aller en direction du Mont-Saint-Michel. Elle n’avait jamais vu le Mont-Saint-Michel, alors pourquoi pas ? Elle se disait qu’elle serait à cet endroit au moment du coucher du soleil. A la sortie de Vitré, un monsieur d’une cinquantaine d’années, type enseignant en vadrouille, lui déclara qu’il allait à Granville et qu’à son avis, elle devrait éviter le Mont-Saint-Michel, lieu d’affolement et de folie. Cela la fit rire et elle lui déclara qu’elle ne connaissait pas Granville, et qu’elle était partante pour Granville. “C’est chouette, vous verrez, dit l’enseignant, il y a de belles maisons grises, Christian Dior, un casino, des crêpes aussi bonnes qu’en Bretagne, des falaises, et il y a les îles Chausey : il faut aller aux îles Chausey !” Et Cha se mit à rêver aux îles Chausey.

*

Le dernier bateau pour les îles Chausey était déjà parti depuis plusieurs heures. Cha erra sur le port. On était en juin, on pouvait considérer que l’été avait déjà commencé. Il faisait un peu frais, mais la jeune femme aimait la fraîcheur et l’air de la mer. Paris était bien loin, la prison encore plus loin, et les jours et les semaines à Montargis n’avaient jamais existé. Cha entra dans un café qui s’appelait le “bar des Amiraux” et commanda un demi. Cet endroit était un bar de jeunes. Ils étaient répartis par petits groupes et bavardaient. Certains jouaient aux fléchettes, d’autres au billard. Cha but deux ou trois gorgées, puis s’approcha du billard où une partie venait de s‘achever. Un des deux garçons lui demanda :
– Vous savez jouer ?
– Oui, répondit-elle, souriante.
– Alors, on fait une partie ?
– D’accord !

Elle se mit à l’aise. Elle jouait bien, mais sans esbroufe. Le garçon était plus fort qu’elle. Il eut tout de même du mal à gagner et le jeu fut suivi de cinq à six garçons et filles. A la fin, au milieu des rires, Cha avait conquis leur estime. Ils prirent un verre autour d’une table.
– Tu es d’où ? demanda l’une des filles.
– De la banlieue parisienne.
– Tu es ici en touriste ?
– Oui, on peut dire ça comme ça… Je n’ai pas beaucoup de fric. Vous connaissez un endroit pas cher ?

La jeune personne lui déclara qu’elle était en visite chez sa grand-mère et que Cha pouvait peut-être dormir une nuit dans sa maison.
– Tu es super sympa, je vais refaire une petite balade avant de décider…

La jeune fille lui donna son adresse et Cha repartit vers la mer. Cette fois, c’était effectivement le coucher du soleil. Le bassin de Hérel était très tranquille et elle admira les différents bateaux. Elle frissonna un peu, songeant au hasard. Le hasard et la chance. Peut-être que, jusqu’à aujourd’hui, elle n’avait pas eu de chance. Peut-être n’avait-elle pas fait assez d’efforts pour provoquer la chance…

Elle admira un petit bateau à moteur ancré au port. Sur le pont, une femme s’activait. Cha ne vit d’abord que son dos et son cou. Elle portait une masse de cheveux châtains relevée par une barrette. Quand elle se retourna, ses yeux très bleus rencontrèrent ceux de Cha et elle lui sourit. C’était une dame d’une trentaine d’années, brunie par le soleil.
– Vous n’avez pas froid ? dit-elle. Vous n’avez pas de vêtements chauds…
– Vous êtes anglaise ? demanda Cha, l’oreille sensible à l’accent étranger.
– Non, américaine !
– Ah ! Que faites-vous dans cette Normandie lointaine ?
– J’ai épousé un breton !… Vous voulez visiter notre bateau ? C’est un Antarès 805, de 1994 !
– Oui… Why not ?

*

Le mari de l’Américaine revint du centre ville, un sac à provisions dans la main. Il était grand, le teint clair, avec cet air qu’ont plein de bretons : l’air de ne jamais tout à fait marcher sur la terre ferme. Il l’accueillit chaleureusement et l’invita à partager leur dîner. On lui demanda quel était son métier, si elle en avait un…

– Avant, j’étais écrivain, dit Cha, maintenant je suis poète.
– C’est quoi, la différence ? interrogea l’homme.
– Les écrivains font la peinture du monde social, les poètes écrivent sur l’ivresse de bateaux.
– Waouh ! s’exclama l’Américaine. Notre invitée, chéri, c’est Rimbaud.
– Yes, sweetheart… Nous n’avons jamais eu aucun Rimbaud sur notre bateau…

*

Chantal Hautecœur quitta le port de Granville le lendemain matin en compagnie d’un breton et d’une américaine. Il faisait très beau. Plus de froid. La jeune femme huma l’air du large. Elle partait, à nouveau. Vive Eole et Aphrodite…

Elle enverrait une carte postale à Jérémy Moreau, des îles Chausey, de Guernesey, de Jersey… Ou d’un autre ailleurs.

FIN

Gien, 2009

♦ Carzon Joëlle ♦

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