(Troisième partie)
CHAPITRE VI – Lâchetés

Il sembla que tout le monde se précipitait dans la chambre de Laé après son interrogatoire musclé. Cha d’abord arriva en courant :
– Je t’ai vue par l’interstice de ma porte. Il t’a frappée !
– Non, non…
– Mais si, il t’a cognée, je le vois bien ! Que cherchait-il à te faire dire ?
– Franchement, je ne sais pas. Je me demande même s’il cherchait à me faire dire quelque chose !
– C’est un malade, un maniaque ! Jamais il n’aurait osé frapper François-Arnaud, par exemple… Que lui as-tu dit, Laé ? J’espère que tu ne lui as rien dit contre moi…

Laé n’eut pas le temps de répondre ; Bruno entrait.
– Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que tu as sur la joue…, sur les joues, Laé ? Que s’est-il passé ? On ne t’aurait pas frappée quand même !

Laé baissa les yeux, au comble de la confusion.
– C’est le jeune policier… Non ? C’est celui qui s’appelle Pommier ?

Cha regarda le jeune homme d’un air sarcastique :
– Ton don de psychologie m’épate…
– C’est le chef ? Non, je n’y crois pas !
– Ça ne fait pas trop mal, dit la jeune fille.
– C’est insensé… Je vais lui parler sur-le-champ !
– Non ! Tu ne fais rien du tout ! s’écria Cha. Laé n’a mal nulle part et nous ne devons pas nous mettre la flicaille à dos.
– On le laisse nous frapper sans rien faire ! s’exclama le jeune homme.
– Où étais-tu dimanche après-midi ? dit Cha, railleuse. En forêt près de Griselles où tes copains ne t’ont pas vu pendant trois quarts d’heure ? Et moi, j’étais dans la maison, abandonnant Té à sa solitude et ses antidépresseurs ?
– Je ne comprends pas…
– Répondons tranquillement aux questions des flics et arrangeons-nous pour que François-Arnaud prenne le maximum.
– Qui, quoi de François-Arnaud ? dit l’écrivain qui arriva sur ses entrefaites.

Il s’assit près de Laé et lui prit la main d’un air protecteur :
– Que vous a-t-on fait ?

La jeune fille, qui luttait de toutes ses forces, réussit à ne pas pleurer.
– Laé est très courageuse, dit Cha qui regardait sa cousine avec attention, et elle a raison : ne nous plaignons pas de cette police qui, de toute façon, aura disparu de nos vies d’ici quelques jours.
– Que disais-tu de moi quand je suis entré ? demanda l’écrivain.
– Rien du tout ! N’est-ce pas, Bruno ?
– Cha disait que les flics ne peuvent rien faire contre vous, vous êtes trop connu, vous avez des amis trop bien placés.
– De toute façon, je ne suis coupable de rien, dit Anglet d’un ton hautain.

Bruno Fabre prit un air gêné. Laé sursauta et retira sa main, doucement mais fermement, de celle de l’écrivain. Elle regarda Cha et, tout à coup, se sentit de tout son être du côté de sa cousine. Celle-ci se tenait debout, raide et hostile.
– Voulez-vous, demanda François-Arnaud Anglet, que je fasse intervenir mes amis haut placés ?
– Pour quoi faire, dit Cha, puisque vous n’êtes coupable de rien ?
– Pour vous protéger, vous.
– Qui, “nous” ? demanda Bruno.
– Vous, les jeunes.

Cha se tourna vers sa cousine et Bruno Fabre :
– Nous, les jeunes, nous n’avons plus besoin de vous.
– Mais qu’allez-vous faire, tous, après l’enquête ?
– Mes copains journalistes m’attendent à Paris, déclara Bruno.
– Je pense que j’arrête de travailler pour vous, dit Laé, maman m’attend chez nous. Elle a des relations qui tiennent un commerce et…
– Et toi, Chantal ?
– Je vais m’en aller voguer…
– Je te dois de l’argent.
– Rien à foutre de votre argent ! s’exclama la jeune fille en plantant ses yeux glacés dans ceux de son patron et amant.

Ils n’avaient pas entendu Jérémy Moreau, qui entra brusquement.
– Vous voulez payer mademoiselle Hautecœur, monsieur Anglet ? Pour quoi ? Pour les livres qu’elle écrit à votre place ? Pour un chantage qu’elle aurait entrepris il y a déjà quelque temps ?…

Il n’obtint aucune réponse. Laé essaya en vain de croiser le regard de son tortionnaire. Cha haussa les épaules avec une moue narquoise. Bruno Fabre se demanda comment on pouvait contrer un policier dans l’exercice de ses fonctions qui semblait penser que frapper des témoins est la chose la plus naturelle du monde. François-Arnaud Anglet se sentit mal, mais ce n’était pas vraiment à cause du policier. Il s’en moquait de la police… Il s’interrogeait sur l’avenir de Louis-Philippe et Marie-Amélie sans Cha, il se disait : “Mais pourquoi cette petite conne est-elle morte chez moi ? Qu’est-ce qui m’a pris d’obéir à ces gamines ?…”

Comme pour répondre à ses interrogations, Jérémy Moreau reprit :
– Ce n’était guère raisonnable, hein, monsieur Anglet, d’avoir autant de jolies filles au mètre carré ? “Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?”… Barbe Bleue a bien rigolé pendant un temps, mais il a mal fini. Ne voyez-vous rien venir, monsieur Anglet ?
– Que d’absurdités ! J’en référerai à vos chefs…
– C’est ce qu’on verra, monsieur l’écrivain… En attendant, je suppose que vous étiez parfaitement au courant que votre charmante invitée prenait des antidépresseurs ?
– Il le savait, intervint Laé sans que personne lui ait rien demandé, j’en avais parlé à tout le monde ici. Nous savions tous que Té était mal en point, tous, monsieur Anglet compris.
– Cela ne vous gênait-il pas, monsieur, demanda Moreau, d’obliger une demoiselle névrosée à faire des galipettes en votre compagnie ?
– L’amour est agréable, monsieur, je vous en informe si vous l’ignorez. C’est la meilleure façon d’oublier ses soucis.
– Il y a une différence entre des soucis et un état dépressif. Vous auriez pu la pousser à prendre plus de médicaments pour être plus performante…

Laé regarda le policier avec un certain affolement. Que racontait-il? Elle eut une sorte de haut-le-cœur. Bruno s’approcha d’elle et l’entoura de ses bras.
– Prenez garde à ce que vous dites ! Vous pourriez tout de même interroger monsieur Anglet en-dehors de notre présence !

Jérémy Moreau haussa les épaules.
– Cette confrontation entre vous tous pourrait éclaircir… certains points. N’est-ce pas, mademoiselle Cha ? Monsieur Anglet droguait-il votre copine pour la rendre plus joyeuse et plus conciliante ?
– Cha sait, dit l’écrivain, qu’on n’a besoin d’aucune drogue pour prendre du plaisir avec moi.

La jeune femme rit, ce qui ne voulait strictement rien dire, et elle fixa l’écrivain, puis le policier, tour à tour, avec la même insolence.
– Vous n’êtes plus dans les petits papiers de votre nègre, monsieur Anglet, il va falloir vous y habituer, déclara Moreau avec une visible satisfaction.

François-Arnaud Anglet regarda les autres personnes présentes : Bruno Fabre semblait excédé, les yeux de Laé étaient pleins de désapprobation et même de dégoût. Elle lui rendit son regard sans trembler.
– Allez, allez, dit Moreau. Je vous demanderai juste de nous laisser fouiller vos chambres respectives. Il y a un petit quelque chose qui nous manque encore… Et restez à notre disposition désormais, monsieur Anglet. Nous vous convoquerons certainement, pour un interrogatoire en règle, à l’hôtel de police.

Jérémy Moreau ne croyait nullement à la nécessité d’un interrogatoire officiel de l’écrivain. Tout était joué. Il savait tout ce qu’il y avait à savoir, en cette minute, mais le plaisir d’inquiéter cet homme, peut-être même de lui faire peur, était trop jouissif.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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