(Troisième partie)
CHAPITRE III – Lucien Moreno

Par la fenêtre de son bureau, Jérémy Moreau regarda la péniche sur le canal. Tout paraissait si tranquille ce matin-là ! Il se souvenait de sa vie dans la banlieue parisienne ( avant la belle et ensoleillée Toulouse où il avait commencé ses études de Lettres) : des rues, et encore des rues, en enfilade, des gens pressés, des visages stressés, des trains, et encore des trains, après lesquels on court pour se rendre à Paris. Paris, la ville éternelle et le but éternel. Tout commençait et se finissait à Paris. Si, un jour, le jeune banlieusard d’alors ne finissait pas par se dénicher un toit à Paris, c’est qu’il n’était rien, c’est qu’il n’avait pas décroché le job qu’il fallait. Le jeune Jérémy avait été soulagé de suivre sa mère dans le Sud-Ouest. Puis tout s’était gâté à nouveau, plusieurs fois : retour dans les banlieues, retour à la case départ, cette fois sans la Littérature et les disserts. Le champion de la dissert qu’il avait été déléguait désormais les rapports de police à ses collègues. Il voulait oublier qu’il avait su écrire, qu’il avait su raisonner autrement qu’avec des coups de gueule et des coups de poing. Montargis était un hasard, une espèce de havre ni trop agité ni trop paisible, qu’il se mettait, depuis quelque temps, à aimer assez. Jérémy Moreau aimait bien, par exemple, cette péniche qu’il contemplait de sa fenêtre de travail.

Qu’il soit retombé, à cause de cette enquête, sur des écrivains ne lui plaisait qu’à moitié. Il était partagé entre l’épatement (qu’on puisse gagner du fric en inventant des histoires) et l’irritation. Il détestait la nonchalance de ce vieil écrivain et le côté m’as-tu-vu de ses jeunes assistants. Qu’est-ce que c’était que cette débauche de travail, ce remue-ménage de papelards pour un roman soi-disant historique pour fonctionnaires à la retraite ? D’ailleurs, le lecteur Jérémy Moreau n’appréciait que les “Grands”. Dostoïevski, Miller (Henry), Faulkner. On ne pervertit pas la jeunesse (Chantal Hautecœur et Bruno Fabre) en lui présentant la Littérature comme un coffre-fort. La Littérature, c’est autre chose. La Littérature, c’est un bateau en partance, un ciel qui s’ouvre… Oui, c’est juste, il aurait bien mis tout ce joli monde entre les murs de la prison de la vraie vie. “Le bruit et la fureur”, marmonnait-il alors que Pommier et le jeune Lançon entraient dans son bureau.

– Que dites-vous, chef ? s’enquit Pommier.
– Hum ! Je parlais de bruit et de fureur. Pensez-vous, Pommier, que la maison de François-Arnaud Anglet puisse être pleine de bruit et de fureur, après tout ?
– Non. Je ne trouve pas. Tout s’est fait, semble-t-il, dans le silence. Personne n’a rien vu ou entendu.
– Le bruit et la fureur sont intérieurs chez tous ces gens, dit Lançon qui admirait le chef et qui devinait que celui-ci avait fait une citation.
– Je suis étonné, reprit Moreau, de ne pas encore avoir assisté à une sérieuse engueulade entre toutes ces personnes bien sous tous les rapports. J’imagine par exemple mademoiselle Hautecœur hurlant après son idiote de cousine.

Il prenait une mine de fauve qui se lèche les babines.
– Qu’avez-vous après mademoiselle Queneau ? S’il y a quelqu’un qui n’a rien fait de mal, c’est elle !
– Elle nous cacherait des trucs, vous croyez ? dit Lançon.
– C’est fort possible. Ils nous cachent tous des trucs. Miss Haut-les-Cœurs joue les bavardes, mais elle nous embrouille. Sûr !

Le téléphone sonna. Pommier décrocha, se nomma, puis écouta avec la plus grande attention.
– Nous avons eu raison de nous intéresser à la famille de la victime, annonça-t-il après avoir raccroché, le jeune Lucien, le frère de Thérésa Moreno, a été vu ce week-end à la gare de Montargis.
– Où ça ? Quand ça ? Par qui ?
– Oui, à la gare ! Lucien Moreno a été vu au milieu de la journée de dimanche. Il cherchait à rejoindre la rue du Four-Dieu et il a demandé des renseignements à un employé SNCF. Train de 11 heures à Paris.
– Ça alors ! s’écria Lançon.

Pommier étira sa grande silhouette de chat. Il plissa des yeux.
– La famille Moreno est une famille à problèmes. Ils ont tous filé, à un moment ou à un autre, un mauvais coton. Je suppose que mademoiselle Moreno n’avait nulle envie de voir son frère.
– Un voyou débarqué chez les intellos, dit Moreau. Je me demande ce que ça peut donner… Voyons, il arrive chez Anglet en début d’après-midi. Anglet est chez les bourges de Montargis, Fabre chez les bourges de Griselles… Qui lui ouvre la porte rue du Four-Dieu ? Il voit qui ? Sa sœur en petite tenue, Cha avec son air aimable ?…
– Elle a trahi l’idée qu’il se faisait d’elle, expliqua Pommier sans conviction, il veut venger l’honneur de la famille, il la tue !
– C’est ça, ricana son supérieur, il lui dit : “Ma petite chérie, voilà des jolis médicaments sur ta table de nuit, tu les avales sur-le-champ et je te regarde mourir…”
– Cette histoire est vraiment horrible, murmura Lançon qui, comme son chef, commençait à détester les écrivains et tout le petit monde qui gravite autour d’eux.
– Vous en verrez d’autres, grommela Moreau, lugubre.

*

Les trois policiers se rendirent chez François-Arnaud Anglet et interrogèrent à nouveau Bruno Fabre, l’écrivain et Chantal Hautecœur.

Bruno Fabre protesta. Il redit qu’il ne connaissait pratiquement pas Thérésa Moreno, comment aurait-il pu connaître son frère ? De toute façon, il était cet après-midi-là à Griselles, l’un de ses copains était venu le chercher en voiture. Ils ne s’étaient pas attardés.

*

L’écrivain s’étonna :
– Comment ? Son frère ? Non, il n’est jamais venu ici.
– Aviez-vous connaissance de son existence ? demanda Pommier.
– Oui, vaguement… Il me semble que Té m’en avait parlé.
– Que vous en avait-elle dit ?
– Je ne me souviens pas trop. Euh… Elle aimait beaucoup sa famille.
– Elle aurait pu vouloir le faire venir…
– Et puis quoi encore ? La maison est pleine. Je n’ai que faire de la famille ou des amis des uns et des autres ! Enfin, les amis de Bruno, je veux bien… Ce sont des jeunes gens qui ont des membres de leur famille dans la région, des jeunes gens très bien élevés.
– Certes ! s’exclama Moreau. Pas la racaille des banlieues ou les frères désargentés d’une fille qu’on met dans son lit et qu’on ne paye pas !

François-Arnaud Anglet ne répondit pas et posa un regard sombre sur le policier. Il sembla chercher quelque chose dans ses poches.
– Que cherchez-vous ?
– Des cigarettes.
– Lançon, je sais que vous fumez : donnez une cigarette à monsieur Anglet !
– Non… Ça ne fait rien. Ne me donnez rien.
– Alors ? cria Moreau. Cette jeune fille n’avait le droit de recevoir personne ?
– Elle avait deux copines dans cette maison ! dit l’écrivain, l’air indigné. Elle était très amie avec Laé, et elle s’entendait à merveille avec Cha !
– Cette demoiselle, par hasard, monsieur Anglet, aurait-elle tenté, ou vous aurait-elle… fait chanter ?
– Sur quoi donc m’aurait-elle fait chanter ?
– Est-ce que je sais, moi ? dit Moreau d’une voix mauvaise. Des gens comme vous, qui paraissent toujours trouver plein d’argent sous le sabot d’un cheval, ont souvent quelque méfait à se reprocher. La disparition d’une autre jeune fille dans les années passées, par exemple…
– Quelle jeune fille ? Vous dites n’importe quoi !
– Je répète ma question : Thérésa Moreno, avec l’aide de son frérot, vous aurait-elle fait chanter ?
– Non !
– Vous la gavez de poison. Le frère surgit. Il vous aide à maquiller ça en crime d’étranger, et il repart incognito après vous avoir pris encore plus de fric.
– Non, et non ! Je vous redis que j’étais chez les Dumontel. Vous le leur avez demandé, n’est-ce pas ?
– Oui. De grands “amis” à vous. Mais l’ingestion des médicaments peut avoir eu lieu dans la matinée. Je suis sûr que ce Moreno a pénétré chez vous cet après-midi-là.
– Interrogez-le.
– On est partis lui rendre une petite visite. S’il le faut, on le ramènera à Montargis.
– Je vous le répète, monsieur, je n’ai rien à voir dans la mort de cette jeune fille. Je ne lui voulais que du bien.
– Vous vous vouliez surtout du bien à vous-même, ricana Jérémy Moreau.
– Une jeune fille, pour être heureuse, doit rester parmi les siens, ne put s’empêcher de dire Pommier.

Puis il se mordit les lèvres. Il réprimait fortement les réflexions personnelles de son chef et voilà qu’il faisait pareil.

*

Chantal Hautecœur s’assit en face de Moreau et Pommier, le dos raide, sans s’appuyer sur le dossier de la chaise.

– Il semble que Lucien Moreno, reprit Jérémy Moreau calmement, ait débarqué à Montargis dimanche après-midi. A notre avis, il est venu ici. Vous étiez dans la maison, il y a de grandes chances que ce soit vous qui l’ayez réceptionné…
– Qui ça ?
– Lucien Moreno. Le frère de la victime. Vous le connaissiez ?
– Je l’ai eu au téléphone pour lui annoncer la mort de sa sœur. Une charmante corvée qu’on m’a assignée. Je l’ai donc eu au téléphone. C’est tout. Je ne le connaissais pas.
– Pourtant, insista Pommier, s’il est venu dans cette ville, ce n’était certainement pas pour jouer les touristes. Il a dû vouloir rendre visite à Thérésa…
– Je ne l’ai pas vu. Je n’ai vu personne dimanche après-midi…, si ce n’est François-Arnaud qui sortait de la chambre de Té.
– Oui… Vous nous l’avez déjà dit, en effet. A quelle heure, à peu près ?
– Je ne me souviens plus… Trois heures, quatre…?
– Impossible. Monsieur Anglet était chez les Dumontel.
– Ah, oui ? Ces… admirateurs de province ?… Je ne sais plus… C’était peut-être plutôt le soir.

Le policier soupira. Ce flemmard distingué administrant la mort au compte-gouttes ? Il n’y croyait pas. Il ne croyait pas un mot de tout ce que lui racontait Chantal Hautecœur. Cette jeune femme était une furie très imaginative. Il se demandait comment lui faire cracher un semblant de vérité. Pommier, lui, pensait également que mademoiselle Hautecœur était une sale menteuse. Il commençait à se dire, avec une certaine honte, que ç’aurait été très bien que son chef la bouscule un peu.
– Avouez, mademoiselle, hurla soudain Jérémy Moreau, que le petit frère a débarqué dans cette maison dimanche après-midi ?

Il frappa la table avec son poing et la fixa méchamment. La jeune fille le regarda droit dans les yeux, sans ciller, comme intéressée par le tour que prenait la conversation.
– C’est inutile de crier, dit-elle d’une voix douce. Je ne vais pas inventer une visite du frère de Té rien que pour vous faire plaisir. Il n’est pas venu ici. Je n’ai vu personne. Je n’ai jamais rencontré ce type.
– Je vous le présenterai donc à l’enterrement de votre petite copine… Mes collaborateurs vont interroger tout le voisinage. Quelqu’un aura bien vu monsieur Moreno rue du Four-Dieu ou dans les rues toutes proches…
– Y’a pas un chat nulle part à Montargis le dimanche, souffla mademoiselle Hautecœur avec une espèce de sourire.
– Que ferez-vous, demanda soudain Moreau, lorsque cette enquête sera close ? Si je ne vous ai pas mise en prison d’ici là, veux-je dire…
– Mon sort vous intéresse ?
– Le sort d’une jeune femme maligne et pleine de ressources m’intéresse, oui…

Elle ne souriait plus, ne les narguait plus. Elle reprit son air buté, baissa les yeux vers le sol.
– Je n’en sais foutre rien.

Pommier avait horreur des gros mots chez les jeunes personnes. Il la regarda sévèrement. Son chef se tourna vers lui :
– Je suppose que mademoiselle Hautecœur conservera son absence d’ambition qu’elle a commencé à pratiquer ici. Elle reprendra sa place de secrétaire et continuera à flatter l’orgueil du mâle dominant dans toutes les pièces de cette maison, y compris dans les chambres.

Cha sursauta et parut sur le point de bondir sur le policier.
– Allez, allez, mademoiselle Hautecœur, je vous donne votre congé provisoire… Nous comptons sur la réapparition de votre mémoire et vous demandons, Pommier et moi, de nous faire signe dès que vous vous serez souvenue que le petit Moreno a frappé à la porte de cette demeure dimanche.

*

A Argenteuil, des collaborateurs de la PJ surgirent au domicile des Moreno. Lucien hurla, tempêta, fulmina, insulta les policiers. Nom de Dieu, que faisait la police à s’acharner sur les innocents et à laisser courir les coupables ? Sa sœur était morte ! Sa sœur qui était si jolie, si douce, si cultivée, si innocente… Un gros richard l’avait tuée et c’était lui, le frère malheureux, qu’on venait accuser de je ne sais quoi ! Non, non, il n’avait jamais pris le train à la gare de Lyon, ne s’était jamais rendu à Montargis, ce bled de bouseux ; il ne savait même pas où habitait ce François-Arnaud Anglet ! Non, il ne connaissait pas tous ces gens ; si, il connaissait Laé qu’il avait rencontrée, jadis, alors qu’il n’était qu’un gamin, mais il ne l’avait pas revue depuis. Monsieur et madame Moreno confirmèrent les dires de leur fils : Lucien était resté ce dimanche à Argenteuil, il n’avait pas bougé de l’appartement. Ils n’avaient appris la mort de leur fille que le lundi soir. Une de ses amies, une très chic fille, les avait appelés. Lucien hurlait, les parents pleuraient. Pourquoi les policiers s’acharnaient-il sur leur famille déjà victime ? N’étaient-ils pas déjà assez dans la détresse comme ça ? Au milieu des pleurs et des cris, et à la demande de Jérémy Moreau, on embarqua Lucien à Montargis.

(A suivre…)

♦ Carzon Joëlle ♦

(vu 1295 fois)
Contacter l'auteurContacter l'auteur (vous devez être inscrit et connecté)

Laisser un commentaire