(Troisième partie)
CHAPITRE II – Récit de Chantal Hautecœur (suite)

Je n’aurais pas dû. Je n’aurais pas dû faire venir ma conne de cousine, je suis trop gentille, vraiment, parfois… Je n’aurais pas dû penser que la vie peut être marrante si on l’agrémente, si on la pimente… Les piments : l’aviron, le jeu, les discussions (ça arrive, quand on rencontre des gens intelligents : ça arrive…), la littérature, le sexe. Bien entendu je n’ai pas dit “l’amour”. L’amour ! C’est bon pour cette chère Laetitia, l’amour ! Le sexe avec des personnes de ces “discussions” par exemple, on discute, on discute, et puis après on couche. C’est une jolie conclusion à la discussion, ça laisse de plaisants souvenirs. J’ai souvent bavardé des heures avec François-Arnaud, de tout, des sœurs Brontë, du socialisme, de l’économie libérale, de Paul Valéry et Catherine Pozzi, des malheurs qui s’abattent sur l’Afrique, de cul, de voile, des trésors cachés de la Sierra Leone… et après on faisait l’amour et j’avais l’impression de ne pas avoir perdu ma journée.

J’avais l’impression, jadis, de ne pas perdre mon temps avec François-Arnaud. Jadis. Avant le crime. Avant cette abomination. Té pouvait être si drôle. Elle pouvait être paresseuse, légère, spirituelle ; elle se languissait entre mes bras en racontant des trucs marrants. Cela n’avait pas semblé la perturber de passer de mes draps à ceux de François-Arnaud. Elle avait semblé prendre tout ça à la rigolade. J’avais cru la désennuyer. Moi qui ne crains rien tant que les heures vides, que le manque d’action.

Je n’aurais pas dû être légère. Je n’aurais pas dû perdre de vue que j’étais là pour écrire un livre. Je n’aurais pas dû perdre de vue que j’étais là pour me distraire, pour et avec François-Arnaud Anglet. On ne doit pas se distraire avec des jeunes filles qu’on connaît à peine. J’ai été inconséquente.

François-Arnaud a compris que pour la bagatelle, c’était fini. Il m’a vaguement demandé la chose hier soir (comment ose-t-il ?!) et je l’ai envoyé bouler.

“Vous voulez oublier votre grand chagrin de la mort de Thérésa ? » ai-je demandé, pas commode.

Il a pris un air penaud. Pour la première fois de mon séjour ici, je l’ai méprisé. Il lui en cuira. La police pense que ce n’est peut-être pas un meurtre. Moi, je sais que c’est un meurtre. Un assassinat, un écrasement odieux d’une petite fille innocente. Je persuaderai ce Jérémy Moreau à la triste figure que c’est un meurtre.

Tôt en ce mercredi matin, Bruno Fabre a frappé à ma porte.
– Entre, cher collègue ! ai-je dit en faisant un vaste geste de la main.

Le “cher collègue” paraissait énervé, presque en colère.

Sans même prendre la peine de s’asseoir, il a éclaté :
– J’aimerais que tu me clarifies la situation : qu’est-ce qu’il faut que je dise, et qu’est-ce qu’IL NE FAUT PAS que je dise ?
– J’comprends pas.
– Mon œil ! Tu comprends tout très bien, Chantal Hautecœur ! Alors ?
– Tu racontes tout ce que tu veux, ai-je dit, maussade.
– Y compris sur Louis-Philippe et Marie-Amélie ?
– Je ne vois pas ce que nos rois et reines ont à faire dans cette affaire.
– Qui sait ? C’est aux flics de trier les informations, pas à moi.
– Tu fais ce que te dicte ta conscience.
– Ne détourne pas les yeux. Je ne veux pas te causer de problèmes. Tu as rendu service à Laé. Et je t’aime bien, malgré tout.
– Malgré tout quoi ?
– Malgré ton mauvais accueil lors de mon arrivée, malgré ta mauvaise conduite.
– Ma “mauvaise conduite”, oh ! comme il y va, le petit jeune homme !
– Alors, je parle aux flics de Louis-Philippe ?
– Qu’aurais-tu à dire ?
– Que monsieur Anglet n’est pas plus l’auteur de Louis-Philippe et Marie-Amélie que moi je ne suis l’auteur d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
– Vraiment ?

(Il était plus malin que je ne l’avais pensé. Je l’avais bien dit à François-Arnaud que nous n’avions pas besoin d’un troisième cachetonneur.)
– Vraiment. Thérésa Moreno aurait pu le découvrir et vous faire chanter…
– Pourquoi “vous” ? Moi, je n’y ai que des avantages qu’on sache que c’est moi l’auteur !
– Alors, pourquoi fais-tu tout, mais tout, ce qui est possible pour cacher que tu écris ses livres ?
– J’aime pas les éditeurs. Et j’aime pas les pisseurs de copie. Et je hais les attachées de presse. Et je méprise les lecteurs de François-Arnaud Anglet !
– Tu méprises ce que tu écris, toi ? a dit Bruno avec un sourire.
– Ouais ! L’Histoire, ça me gonfle. Et les rois et les reines, ça me fait pisser de rire.
– Bref, ici, tu te contentes de gagner ton pain ?
– Et toi, Bruno Fabre, qu’est-ce que tu fais d’autre ? T’as l’intention, dans la maison de notre patron , d’apprendre à écrire des romans historiques ?
– Certes pas.

Il souriait. Il avait les dents très blanches et ressemblait à un rugbyman en excellente santé. Pas mon genre du tout -je préfère les mecs plus âgés avec moins de muscles- mais pas mal quand même… Ma cousine n’a pas trop mauvais goût finalement.
– Tu veux faire quoi, après ?
– Je veux fonder un magazine avec des copains à moi. J’ai la nette impression, Cha, que nous ne finirons pas Louis-Philippe et Marie-Amélie… Alors, Thérésa Moreno avait-elle découvert que c’est toi, Cha, qui écrivais le chef-d’œuvre en cours ?
– Je disais tout à ma petite Té. Je la distrayais comme je pouvais.
– Et que penses-tu de mon histoire de chantage ?
– Elle aurait pu le faire chanter avec plein d’autres choses, ce salaud…
– Nous ne sommes donc plus au temps de l’Entente Cordiale ? Le torchon brûle entre Anglet et toi ?
– Mais non, mais non…
– Je comprends de moins en moins comment tu as pu vivre avec ce type si longtemps.
– Il me baise fantastiquement.
– Je crois que je ne comprends pas les femmes.
– Je ne suis pas “les femmes”.
– En effet. Qui es-tu, mademoiselle Hautecœur ? Que cherches-tu ? Je ne sais toujours pas, en cet instant, si ça t’arrange ou non que je dise à la police que c’est toi l’écrivain ici…
– En tout cas, moi, je ne le dirai pas. Qui a tué Thérésa, d’après toi ?
– Je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être s’est-elle tout simplement suicidée. Et un petit malin, pour faire chier Anglet, s’est amusé à maquiller ça en crime. Ce qui est vraiment une idée de tordu ! Moi, Cha, je ne suis pas un tordu et j’attends, aussi tranquillement que je le peux, que la police résolve cette affaire. De toute façon, je ne suis pas le coupable, alors qu’est-ce que ça peut me faire que ça soit l’un ou l’autre le criminel ? Vous vous débrouillez comme vous le pouvez, moi je m’en lave les mains !
– Tu t’en laves les mains même pour Laetitia ?
– Laé n’est pas la coupable non plus. Elle s’en remettra.
– Ça l’a bien perturbée tout de même ! Tu as vu la comédie qu’elle nous a jouée hier !
– Ce n’était pas une comédie ! s’est écrié notre Ponce Pilate. La comédienne, dans cette maison, c’est toi. Bon… Réflexion faite, je crois que je ne dirai rien. Ce Moreau m’est très antipathique.
– Le Frappeur…
– Pourquoi l’appelles-tu comme ça ?
– J’ai toujours l’impression, quand il m’interroge, qu’il est sur le point de me claquer la gueule. Et je suis obligée de lui balancer mon regard le plus méchant pour qu’il ne le fasse pas.
– Il n’a pas intérêt à frapper qui que ce soit !
– Je croyais que tu te lavais les mains de tout…
– Pas de ça. Les flics ne doivent pas interroger sous la menace des coups, ce serait un comble !
– Après la mort de Té, il faut s’attendre à n’importe quoi, ai-je dit.

J’ai reconduit mon visiteur à la porte. Jérémy Moreau devra se creuser les méninges. Mes colocataires deviennent mes complices. Ils ne veulent rien dire. Ils ne diront rien.

*

C’est vrai – Bruno Fabre a raison : qui je suis ? Qui suis-je, au milieu de tout ce fracas ? Il serait très grandement temps que je parte. Je suis en train de me dévaluer, de me perdre. François-Arnaud Anglet m’a démoli l’âme. Cela fait deux ans que je suis à Montargis. Cela devient du n’importe quoi. Partir d’ici. Partir… Partir, m’en aller, larguer les amarres, foutre mon camp… Après “étoile”, “bateau” et “livre”, “partir” est le plus joli mot de la langue française. Il m’évoque tout ce que je n’ai jamais été, tout ce que je pourrais être… si j’étais moi-même.

Lorsque j’étais petite, j’ai très bien réussi à pourrir la vie de ma mère. J’ai failli la rendre folle. Elle s’est mise, pour ne plus me voir, à faire le tour du monde. Me voir désormais, pour elle, est une épreuve. Ça me fait rigoler. Donc si j’ai réussi à pourrir la vie de ma vieille, je peux, aujourd’hui, pourrir la vie d’un autre.

Je ne quitterai Montargis que quand j’aurai accompli cette tâche.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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