(Deuxième partie)
CHAPITRE IV – La haine

Chantal Hautecœur entra d’un pas décidé. Moreau regarda sa mâchoire carrée qui se contractait par moments. Elle s’était remise de ses trop violentes émotions et semblait prête à bouffer la terre entière. Elle planta ses yeux dans les siens, durement.

– Excusez-moi pour tout à l’heure, monsieur, prononça-t-elle d’une voix maîtrisée, ça m’énervait qu’on pense que ma cousine sait des choses qu’elle ne sait absolument pas. Cette pauvre idiote ne sait rien de rien et s’imagine encore que les petites filles naissent dans les roses.
– Alors que vous, mademoiselle, vous savez qu’elles naissent dans les choux ? Asseyez-vous et racontez-moi toutes ces choses que votre douce cousine ignore et que vous, vous savez… et qui, surtout, vont nous éclairer sur ce crime.
– Je ne sais rien du crime, dit la jeune fille d’un ton lugubre.
– Mais peut-être savez-vous comment cette demoiselle non montargoise a pu s’attirer tant de haine ?

Elle adopta un visage auquel le policier trouva un air de fausseté.
– En effet. Tous, je dis bien tous, dans cette maison, nous aurions pu avoir envie de la zigouiller.
– Allons-y !
– D’abord, moi ! Moi, j’étais bien tranquille ici, avec juste Laé qui ne fait vraiment d’ombre à personne quand Thérésa est apparue et m’a piqué ma place dans le lit de François-Arnaud. J’aurais tué par jalousie.
– N’avez-vous pas gardé votre place quand même dans le lit de ce monsieur ?
– Ah ! je vois qu’on vous a déjà fait des commérages… C’est vrai que François-Arnaud est un chaud lapin.
– Ensuite…
– Ensuite, Laé.
– Pourquoi mademoiselle Queneau aurait-elle supprimé une jeune fille qu’elle aimait et qu’elle voulait protéger ?
– Par déception. Non, ne soyez pas surpris. Ma cousine est une puritaine forcenée. Elle croit à la valeur du travail et à la rédemption. Elle amène une pure enfant ici en espérant l’amender et, résultat, celle-ci couche et se fait entretenir sans lever le petit doigt. Laé aurait tué… le mal.
– C’est un peu fort de café. Je ne crois pas du tout à cette solution. D’ailleurs, votre cousine était ce week-end chez sa mère. Je pencherais plutôt, pour l’instant, pour la première : vous êtes la coupable.
– Ensuite, Bruno. Il aurait connu Té à Paris, l’aurait aimée et, arrivant à Montargis, la découvre entre les bras d’un vieillard lubrique : il la tue !
– Bruno Fabre a-t-il connu Thérésa Moreno à Paris ?
– Non, pas à ma connaissance, dit Cha en souriant.
– Donc, fausse piste. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi, mais j’imagine que monsieur Fabre aurait été un criminel plus expéditif, il aurait utilisé une arme à feu, par exemple… Ce crime est un crime particulièrement sordide : vous le réalisez, j’espère, mademoiselle… ?
– Oui.

Elle ferma les yeux.

Jérémy Moreau prit une forte inspiration.
– Et François-Arnaud Anglet ?
– François est inapte à tuer, dit-elle d’une voix peu convaincue.
– Pourquoi ?
– Il ne pense qu’à ses livres, à ses histoires, à son éditeur, à ses tirages. Té ne comptait pas, pour lui.
– Elle aurait pu, dit Moreau, je ne sais pas… devenir trop encombrante d’une façon ou d’une autre, vouloir s’imposer…
-… Vouloir le faire chanter.
– Le faire chanter ? Pourquoi dites-vous cela ?
– Comme ça. Le chantage arrive toujours à un moment ou à un autre, dans un roman policier, n’est-ce pas ?
– Alors, pourrait-on faire chanter monsieur Anglet ?
– Non, répondit Chantal Hautecœur, l’air vague.
– J’ai l’impression que vous n’avez pas dit cela par hasard, mademoiselle, dit Jérémy Moreau, l’œil aiguisé. Mais laissons cette hypothèse reposer, on reverra plus tard. Ce qui m’intéresse fortement, ce sont vos relations avec la victime. La connaissiez-vous avant sa venue ici?
– Certes pas. Je ne fréquente pas les étudiantes fauchées.
– Et qui fréquentez-vous ?
– Les navigateurs et les écrivains.
– Rien que des voyageurs, même si les seconds sont des voyageurs immobiles… Intéressant. Pourquoi, alors, vous êtes-vous attachée à mademoiselle Moreno ?
– Je serais bien incapable de vous l’expliquer. Je n’ai pas l’habitude de m’attendrir… Mais Thérésa s’ennuyait entre ces murs. Je ne sais que trop ce qu’est l’ennui. L’ennui et l’insomnie, il n’y a rien de pire. Je suppose que j’ai voulu la désennuyer. Et elle s’est réveillée. Elle a… répondu à mes attentes. Elle s’est révélée beaucoup plus marrante qu’elle n’en avait l’air. Elle aimait bien s’éclater. C’était sympa d’être avec elle.
– Entre vos bras ?
– Entre mes bras. Entre ceux de François. Entre nos quatre bras… Je vous choque ?
– Rien ne me choque, mademoiselle, sauf si certaines galipettes mènent à la mort.
– Il n’y avait pas de raison que tout cela mène à la mort, murmura Cha, boudeuse.
– Eprouvez-vous du chagrin ?

Une rapide détresse passa sur le visage de Chantal Hautecœur. “La mort de son amie révolte bien la demoiselle”, pensa Jérémy Moreau.
– C’est cruel de me demander ça. Oui, évidemment. Quand Té est-elle morte ?
– Vous n’en avez pas une petite idée ?
– Non. Si j’en avais une, je vous la soumettrais.
– Dimanche. Sans doute dimanche soir. Vous, mademoiselle, où étiez-vous ?
– J’ai passé la matinée à bosser. Puis j’ai feuilleté les beaux livres de voyage de François, dans la bibliothèque, une grande partie de la journée. Je suis allée me coucher vers dix heures.
– Pourquoi ne vous êtes-vous pas tenu compagnie, en ce dimanche, Thérésa Moreno et vous ?
– Thérésa m’avait dit qu’elle était épuisée et qu’elle désirait, exceptionnellement, se reposer dans sa chambre. Je respecte les gens. Je ne l’aurais pas embêtée.
– Pourquoi était-elle épuisée ? Elle ne faisait rien !
– Ne rien faire demande parfois beaucoup d’énergie.
– Avez-vous vu, entendu, quelque chose d’inhabituel, ce dimanche ?
– J’ai croisé François, il sortait de chez Té, dit la jeune fille calmement.
– Avait-il l’air troublé ?
– François-Arnaud Anglet n’a jamais l’air troublé, sauf si ses bouquins ne se vendent pas aussi bien et aussi vite qu’il le voudrait.
– De quoi avait-il l’air ?
– De quelqu’un qui a réglé une affaire, je dirais…
– Vous voyez votre vieil amant tenter d’étrangler une de ses maîtresses, puis la noyer dans la rivière ?
– Qui sait ? Les hommes sont capables de tout, même les hommes écrivains ! Je suis sûre que c’est un homme qui a tué Thérésa. Il faut de la force pour faire tout ce que vous avez dit.
– Lorsque vous étiez seule avec votre amie, de quoi parliez-vous ? Craignait-elle quelque chose, quelqu’un ?
– Té m’a d’abord parlé de ses études. Puis de moins en moins… Elle me parlait de sa famille, de son frère.
– Lucien Moreno ?
– Oui. Elle adorait son frère.
– Déjà trois ans de prison. Dealer dans son lycée professionnel, puis voleur de voitures et escroc auprès des vieilles dames. Joli parcours.
– Té disait qu’il n’avait pas eu de chance, que ce n’était pas sa faute à lui.
– Et à qui ?
– A ses mauvaises fréquentations.
– Ah, bon ? ricana le policier, lui aussi faisait connaissance avec les mauvaises personnes ?

Cha haussa les épaules, feignant le mépris. Jérémy Moreau dit soudain :
– Le petit frère aurait-il eu besoin d’argent et la grande sœur aurait-elle volé pour lui quelque chose qu’il ne fallait pas ?
– Vous semblez refroidir, monsieur l‘enquêteur…
– Je ne joue pas. Je trouverai très vite pourquoi on a assassiné votre copine, mademoiselle le Cha. Je trouve toujours très vite. A peine les fouineurs ont-t-ils eu le temps de faire leur boulot que je me jette sur le coupable pour lui passer les menottes. Vous verrez… Et ne n’aime pas les suspects qui s’amusent avec moi. Il m’arrive d’être violent avec les gens qui se mettent en travers de mon enquête, ma chère demoiselle…
– Sont-ce des menaces ?
– Oserais-je menacer une jeune femme si sûre d’elle ? Vous feriez mieux d’utiliser votre assurance pour m’aider à mettre la main sur le criminel !
– Je vous promets que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.

Leurs regards se heurtèrent. Dans ceux du policier, on lisait de la méfiance et de la ruse. Dans ceux de Cha, Moreau lut une haine inextinguible dont il n’était pas l’objet.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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