Elle s’arrêta devant le tableau : une cathédrale, un pré, quelques petits personnages s’en allant à l’horizon. Ce n’était pas excitant, mais elle était excitée. Son cœur battait fort. Elle aurait voulu être avec eux, les petits personnages de l’horizon, et s’en aller ailleurs, vers une époque révolue. Le dix-huitième, le dix-neuvième siècle ? Peu importait. Elle aurait voulu être avec eux. Ne plus être dans ce vingt-et-unième siècle inhospitalier et marcher vers une maison accueillante, avec un feu de cheminée et des domestiques en habit.

Martha décida de s’asseoir devant le tableau. Des gens passaient autour d’elle, aucun d’entre eux ne s’arrêtant vraiment et ne semblant intéressé par ce magnifique tableau. Oui, vraiment, on était ailleurs, on n’avait plus à se poser de questions, à se faire de soucis. L’herbe caressait les pieds, la cathédrale lançait paisiblement sa flèche dans le ciel. Adieu, aujourd’hui.

Un petit garçon de sept ou huit ans, pendant trois minutes, lui cacha la cathédrale. Il avait des cheveux bouclés, un peu longs et riait joyeusement. D’abord, Martha ne fit pas attention, puis elle fut attirée par ses clins d’œil jetés ostensiblement dans sa direction.
“Bonjour !” dit le petit garçon.
Elle ne répondit pas tout de suite, arrachée à sa contemplation. Puis elle finit par dire “bonjour” aussi, mais avec une douceur encore toute teintée de son rêve.
– Ne vous laissez pas ennuyer par mon fils, dit une voix derrière elle.

La jeune fille se retourna. Lui aussi avait des cheveux un peu longs. Il portait un grand manteau noir lui arrivant presque jusqu’aux chevilles. Il avait une trentaine d’années, il était de haute stature, il souriait.
– Mon fils est un peu vif et s’attache très facilement, dit l’inconnu avec toujours son beau sourire.

Elle sourit à son tour.
– Il ne me dérange pas.

Elle ne mentait pas.
– Me permettez-vous ?…

Bien sûr. Il s’assit près d’elle, prenant soin de ne pas la frôler, de ne pas prendre trop de place. Le petit garçon tendit son doigt vers le coin gauche du tableau :
– Papa, regarde les gens, là…
– Oui, ils semblent si loin, et à la fois si proches…, n’est-ce pas, mademoiselle?
– C’est exactement cela, dit-elle, enflammée. Nous pourrions être avec eux !
– Allons-y, dit l’homme, prenez-moi la main, Paul me prendra l’autre, et partons là-bas.

Il vit son regard pour le moins surpris.
– Je plaisante, dit-il. Paul aime bien que je lui invente des histoires.
– Oh, non ! ce n’est pas une histoire ! s’exclama le petit garçon. Partons !

Elle eut un petit soupir.
– On aimerait quand même que ce soit vrai, je pense ?…

Oui, Martha pensait à l’unisson. Elle sourit à l’homme, puis au petit garçon.
– Ainsi, tu t’appelles P aul ?
– Oui, Paul, Paulo Delacour-Visconti.
– Quel beau nom ! Tu es italien ?
– A moitié, dit le petit Paul avec beaucoup de sérieux. Maman est italienne.
– J’ai moi-même un peu de sang italien, dit l’homme comme si cette conversation, qui prenait un tour intime, lui paraissait tout à fait naturelle.
– Moi, je m’appelle Martha et je suis moitié normande-moitié morvandiote.
– “Morvandiote”, oh ! quel joli nom ! dit Paul. Martha Morvandiote…

Les deux adultes se mirent à rire.
– Vous êtes de passage à Paris ? demanda Monsieur Delacour.
– Non, j’y habite, dit Martha en soupirant.
– Paul et moi, nous sommes de passage. Nous venons d’Avignon. Connaissez-vous Avignon ?
– Non, je regrette.
– Oh ! Ne regrettez rien !
Le monsieur qui n’était plus si inconnu prit un air contrit. Instinctivement, elle se rapprocha de lui.
– Où logez-vous ?
– Dans un petit hôtel.

Il était vague tout à coup. Monsieur Delacour-Visconti… Quel beau nom, comme aurait dit le petit Paul ! Monsieur Delacour-Visconti avait un bien séduisant visage. Son manteau sentait bon la pluie de Paris et le parfum. Ce monsieur, après le charme du tableau : Martha se sentait tout étourdie…

– Dans quel quartier habitez-vous ?
– Dans le dix-septième, près de la place Clichy… Et…

Elle n’osait plus dire “et vous ?”… Elle s’arrêta net.
Il se leva, s’approcha du tableau, se pencha plus vers le coin gauche, revint vers elle et dit :
– Je crois que ces personnages sont trois.
– Vraiment ?
– Oui. Une charmante trinité. Allez-vous souvent ainsi dans les musées ?
– Ça m’arrive… J’aime aussi la sculpture.
– Nous, nous n’y allons pratiquement jamais. Sauf aujourd’hui.

Nous ? Qui était ce “nous” ? Monsieur Delacour, son fils et sa femme ? Monsieur Delacour, un enfant plus âgé peut-être, Paul, et madame ? Ou juste lui et Paul ? Oui… Juste Monsieur Delacour et son petit garçon…
– Vous êtes… dans quel hôtel ?

Il eut un large sourire.
– Un hôtel près de la place Clichy justement…
– Oh !

Elle ne savait que dire. Au loin disparaissaient les trois silhouettes floues du paysagiste. Elle retint son souffle. Elle attendit.
– Nous pourrions rentrer ensemble. Nous sommes nuls dans le métro, Paul et moi.
– Je dois… En fait, je dois rentrer à pied… Je dois rentrer à pied et passer en route chez une amie. Je le dois.
– Ah, bien !

Monsieur Delacour-Visconti sourit, d’un sourire plus faible, comme effacé.
– Souhaitez-moi un bon séjour, Mademoiselle…

Ils s’éloignaient déjà, ils s’éloignaient…
Je vous souhaite un bon séjour, murmura-t-elle.

Ils étaient partis.

Elle regarda le tableau, la cathédrale anglaise, l’herbe… Elle regarda le coin gauche…
Les trois personnages avaient disparu.

Note de l’auteur : nouvelle inspirée d’un tableau de Constable.

♦ Carzon Joëlle ♦

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