VII – La caserne

Elle se présentait d’abord comme une cour immense entourée de hauts murs aux fenêtres étroites. La cour était pavée de pierres rondes et sonores, qui claquaient lugubrement sous les pas des chevaux. Des gardes la traversaient, raides et inexpressifs, des chevaux montés par des officiers, des prisonniers qui, soutenus par des soldats, montraient leurs figures livides.

Refuge ? Certainement. Vous ne me contredirez pas. La caserne est un refuge. On y trouve l’ordre, un règne de propreté, un idéal, l’absolu. C’est ainsi. Personne ne pourra me dire le contraire. La propreté toute puissante nous gouverne. Les gens qui font partie de la caserne, les gens qui sont intégrés, y sont bien. Très bien. Ils obéissent, ils dorment, ils règnent. Ils vivent. Très bien, comme les chiens bien dressés dans leur niche, les crocs luisants et le regard en paix. Je me perds dans la caserne, comme dans un cauchemar recommencé chaque nuit. J’ai l’habitude d’elle ; j’y suis mal, mais j’ai l’habitude. Les gardiens me regardent passer d’un œil morne. Elle ne fait pas partie des prisonniers, mais nous n’avons pas besoin de la saluer. Elle ne connaît pas les chefs, mais elle passe chaque jour devant nous, ses cheveux sales tombant lugubrement de chaque côté de sa figure bouffie, sa jupe terne à l’ourlet déchiré pendant, son collant souillé de taches de boue. C’est moi qui parle en ce moment, l’auteur. J’ai cent fois traversé la caserne, suivie par l’œil morne des soldats. J’ai cent fois coupé en deux cette cour grise aux galets mouillés, écrasant sur mon passage la merde des chevaux. J’ai également parcouru les couloirs déserts des bâtiments, prêtant l’oreille au bruit infernal des machines à écrire derrière les portes fermées. Combien y a-t-il de secrétaires et de petites dactylos ? Combien en emploient-ils ? Combien, misérables, passent chaque matin l’énorme grille de la caserne, enroulant leurs boucles au bout de leurs ongles très rouges, timides et sans remords ? Elles travaillent là, elles s’ennuient, elles ont appris à ne pas penser, à ne pas protester lorsqu’elles entendent des hurlements aux fins fonds de la caserne. Elles se bouchent les oreilles avec les produits de leur trousse à maquillage, elles se ferment les yeux avec du fard. Pauvres petites choses. Si peu méchantes et si bêtes. Non, pas méchantes. Les soldats sont gentils. Ils viennent prendre le café avec vous à quatre heures. Les officiers sont aimables, quand le travail n’est pas trop pressé. Ils vous caressent les joues du bout des doigts et on commente ces événements derrière les portes, entre deux papiers urgents à transmettre, entre deux bureaux. Au service courrier, on reçoit des lettres désespérées, des lettres de femmes souvent, qui réclament leurs fils, leurs maris ou quelqu’un de leur famille. Les plus instruites des dactylos ricanent sur le style ou les fautes d’orthographe. De toute manière, on transmet à un bureau plus compétent. On transmet aux spécialistes. La caserne est organisée. La caserne est propre, elle reluit de bureaux lisses sans poussière. Les crayons redressent la tête dans leur godet. Les papiers sont classés soigneusement dans des dossiers eux aussi classés. Tout est propre. Le sang qui tache les couloirs au passage de certains prisonniers est nettoyé par les femmes de ménage. Et leurs cris ne sont pas reflétés par les murs. Les cris, eux, ne laissent aucune trace. Tout est bien ici, C’est vrai. Je (oui, encore moi, encore cette clocharde malheureuse qui ne prétend rien, qui ne désire rien d’autre que le droit de raconter son cauchemar) ne fais là aucune morale, aucune menace. Ce n’est pas mon genre. Je suis trop fatiguée. Pas assez cependant pour m’arrêter de parler. Je suis bavarde, je soûle, je me soûle de mots, moi qui n’ai pas le courage de me soûler avec l’alcool, l’alcool réel avec ses doigts cliniques. Je comble les vides avec ce moi malheureux qui se promène dans les couloirs vides de la caserne. La caserne est mon cauchemar personnel, mon pays. Ne m’écoutez pas si vous n’en avez pas envie. Sautez ces pages dérisoires. Ces pages bavardes, bavardesques, bavardeuses. Je ne tiens pas à me perdre et c’est pour cela que je vous emmène avec moi dans les couloirs claquants de la caserne droite. Je hurle de mon hurlement malheureux et solitaire. Je voudrais vous faire oublier Lucia qui, à l’extérieur de la caserne, avec les enfants, continue sa fuite. Lucia, la jolie Lucia, celle que vous devriez aimer, adorer même, comme les enfants et les habitants des villages. Mais moi… J’en ai perdu mon patois à force de parler d’elle, elle m’épuise, elle m’enlève ma sève. Je me damne pour elle. J’en ai assez de m’oublier. Aimez-moi, moi aussi. Je remplace un instant, un chapitre, le visage mélodieux, le corps frêle et héroïque d’une fée, d’une sorcière. Elle est belle. Elle est lumineuse, Lucia. Lucia si forte, Lucia qui m’emporte au cours de son voyage. Au-delà. Au-delà de quoi ? Lisez la réponse dans la main du ciel. Dans le regard détourné des dieux. Je ne sais pas vous dire… J’ai beau chercher, dans les couloirs de la caserne, où le cliquetis des machines à écrire résonne de façon sinistre, où les talons hauts des employées font des ronds blancs et poisseux sur le sang des dalles. Moi le témoin, la passagère improvisée de cette maison étranglée par les murs. Moi, corps gonflé d’attente et d’ennui, ne réussissant pas à m’émouvoir vraiment, à avoir peur vraiment, à trembler comme tremblent les prisonniers avant la torture ou la corde qui pend d’un saule. Oh ! Que ce témoin malheureux ait aussi votre sympathie, et votre pitié même… Lucia détesterait la pitié. Elle est si grande, si belle. N’accordez la pitié qu’aux pauvres, aux imbéciles qui courent entre deux bureaux, qui mendient des baisers aux hommes et des instants d’oubli aux chansons. N’accordez la pitié qu’à la plèbe, qu’à la pègre, qu’aux lépreux. Mais pas à Lucia, Lucia si grande et si belle. Lucia suivie de cette troupe d’enfants qui frémit et vibre avec elle. Que mes larmes arrêtées au bord des cils, mes larmes d’angoisse et d’appel, méritent tout de même un éclair de tendresse, une parcelle d’amitié, un jet d’encouragement comme une poignée de papiers dorés. Je vais m’effacer… C’est pourtant pour vous que j’erre à travers ces couloirs, c’est pourtant pour vous que je parle, c’est pourtant pour vous que Lucia a entrepris ce long voyage, ce voyage au bout de l’impossible, ce voyage au bout des phrases, du vide comme les feuilles qui vont tomber dans l’automne. Lucia vibrante. Lucia réelle et irréelle. Lucia de chair et de papier. Lucia, mon corps et mes mots. Lucia au fil du gouffre, je ne suis plus que toi près de lui. Le gouffre qui nous attire tous, qui nous appelle, qui nous séduit par ses promesses de réconfort. Gouffre-oubli. Drogue. Se droguer pour ne pas voir. Se droguer pour mourir. Mourir. La seule porte. Grande ouverte. Le seul espoir. Peut-être vers cette porte, dans ces couloirs où je marche, je marche. C’est long. Ne trouvez-vous pas que c’est long ? Long comme un cercueil, car quand on est couché dans un cercueil, on ne peut pas se hausser pour regarder le bout du cercueil. Longue la peine, long le temps qu’il faut pour raconter une errance (la mienne), un voyage (celui de Lucia).

*

Beaucoup de messagers traversent la cour pavée pour rendre compte de ce qui se passe dans le pays. Le pays est servi par ces messagers, qu’on pourrait aussi nommer voyageurs, témoins, journalistes, historiens même. Et pourquoi pas : espions ? Quel que soit le nom qu’on leur donne, leur travail est le même, leur tâche est également difficile. Beaucoup sont devenus érudits au cours de leurs voyages, possesseurs d’une culture immense qui les élève au-dessus de la populace, qui les grandit jusqu’à leur donner l’apparence d’ethnologues ou de philosophes. Très grands. Ils traversent cette cour, porteurs de témoignages qui, tous, sont soigneusement examinés, épluchés, classés. Le nom de Lucia est apparu de plus en plus souvent dans ces témoignages. On a classé Lucia dans les fiches des individus dangereux, puis dans un dossier. Lucia est devenue une question, bientôt un problème. Un problème, grave, à résoudre. Un dossier qui doit se retrouver entre les mains d’employés compétents, de chefs. C’est pourquoi, dans la caserne, une porte s’ouvre sur un bureau glacial et pourtant encombré, un bureau qui est le lieu du « Capitaine ».

Le Capitaine est assis devant sa table, sa main épaisse, les doigts écartés, gisant entre les côtes. Il parle, posément d’abord, sans arrogance, sans passion, à une personne qui est assise en face de lui, de l’autre côté de la table. La silhouette de cette dernière est dans l’ombre pour le moment. Et, tandis que le Capitaine fait son exposé, méticuleusement, pour cette personne qui doit lui être inférieure en grade, la silhouette reste dans l’ombre et nous tourne le dos.

« Beaucoup trop de témoignages pour un seul individu, dit le Capitaine. Vous prendrez connaissance de ces feuilles. Vous savez déjà l’histoire, je pense : une gamine qui, du jour au lendemain, sans rime ni raison, se met à attrouper des gosses à peine plus jeunes qu’elle, les sort de la ville et leur fait parcourir la campagne. Ils vivent de la mendicité, ils tendent la main, comme des pantins dégénérés, ils remuent dans les villages les vieilles légendes, ils secouent la population assoupie enfin, et c’est là le danger, entendez-vous… Ce danger qui nous menace chaque jour, ce danger qui est comme une gymnastique journalière pour faire trembler la chair de nos mentons qui reposent sur nos cous. Ils réveillent le flasque par le désordre. Nous devrions en rire, vous et moi, en rire comme d’une bonne plaisanterie nous sortant de notre ennui quotidien. Mais nous ne sommes pas là pour ça, nous sommes là pour permettre à la populace de continuer à dormir. Cet assoupissement général est ce qui nous fait rester là, tranquillement assis derrière nos bureaux et enfouis sous nos papiers. Nous devons continuer à traverser la cour de cette caserne à cheval, droits et fiers. Nous devons continuer à rêver du temps où nous commandions les armées pour quelque chose. C’était le temps des véritables descentes, des véritables batailles. On se battait vraiment, on aimait la guerre et la répression pour elles-mêmes, pour l’agitation merveilleuse qu’elles créaient. Ce temps-là est fini, mon cher. Nous sommes associés désormais pour faire régner le calme. Mon ami, nous sommes des pacifistes ! Plus d’agitation, plus d’attroupements, plus de manifestations, bref, plus de guerre ! La paix ! Quel grand rire énorme cela devrait-il susciter ! Cela ne devrait-il pas nous faire éclater ? Nous sommes associés désormais pour combattre des moutards, mon cher ami, des petits bouts d’hommes hauts comme trois pommes innocentes et qui pissent encore le lait par le nez ! Des enfants ! A la guerre, et sans rire, s’il vous plaît ! Allons, au travail… Ce que je vous demande est simple : un travail sans ardeur inutile, vous ne vous épuiserez pas à la tâche, mon bon ami. Vous éplucherez d’abord ces paperasses. Pas besoin de faire partie des érudits pour les comprendre : elles racontent toutes la même histoire, elles bafouillent toutes les mêmes âneries, gémissardes. Ensuite, l’affaire bien en tête, vous partirez sur les chemins de la gloire, glorieux sur un étalon blanc, avec votre suite de soldats obéissants et prêts à tout pour obtenir une récompense de vos mains de chef. Vous écraserez tranquillement ces mômes comme les moucherons qu’ils sont. Travail aisé qui ne laissera pas de traces. Ne l’oubliez pas, ce sont des enfants et les enfants n’ont pas de muscles ni d’intelligence aussi préparée que la nôtre. Vous ne rencontrerez aucun obstacle, si ce n’est la parole facile de cette demoiselle qui se prend pour une héroïne du Moyen Age. Mais vous êtes raidi par l’expérience et ma confiance vous est donnée sans hésitation. La « Demoiselle » sera écrasée comme une puce, ou comme une pucelle… Ah, ah ! »

Le Capitaine riait très fort à ses mauvaises plaisanteries, en tapant du poing sur son bureau et entre ses dossiers qui tressaillaient et se rendormaient paisiblement, la crise passée.

« Hein ?… On peut dire que je ne vous étouffe pas sous les difficultés… On peut dire que vous avez de la chance de m’avoir pour patron, ou plutôt de vivre dans un pays aussi peu habitué aux incertitudes que le nôtre. De la simplicité et une force de cheval, voilà notre devise ! Allez-y, à califourchon dans la plaine, à l’assaut d’une troupe de gosses ! Les récompenses vous attendent à votre retour. Qu’en dites-vous ? Les aimez-vous ? Moi, je les savoure comme de bons petits plats mijotés. Quand elles arrivent, je me pâme d’aise, j’étale mon ventre devant moi et je me prépare à roupiller. La vie est pleine de satisfactions de ce genre. Vous en serez comblé, mais vous au moins, vous saurez pourquoi on vous récompense. Un véritable bonheur ! Allons, redressez-vous, mon cher : la vie n’est pas si ennuyeuse ! Nous avons nos récréations. Elles sont ce qu’elles sont. Je les apprécie, moi. Et si ce n’est pas votre cas, vous n’avez pas à me le faire savoir. Allons… Un verre ? »

Le Capitaine se leva et alla prendre l’alcool dans un placard à dossiers. L’autre se leva et ils trinquèrent. Il n’y avait aucune amitié dans cet échange, mais aucune hostilité non plus. Deux êtres d’un même service, qui n’ont rien à gagner à être hostiles l’un à l’autre, n’ont pas besoin de cette hostilité. Le Capitaine mordait ses lèvres avec une ironie lourde et fatiguée. L’autre l’observait en silence. Il attendait qu’on lui dît de partir. Le temps ne le pressait pas, mais il n’avait évidemment aucun plaisir à rester là, dans cette pièce où deux hommes costumés devaient échanger des répliques. Le Capitaine essayait vainement de sortir de cette routine, de l’orner de quelques guirlandes. Mais à quoi bon ? Ils savaient tous les deux que la fin de cet épisode était déjà dans le dossier, qu’il n’y avait pas de commentaires à donner, pas d’enjolivements pour décorer l’ennui.

« Ah ! Mon ami, reprit le Capitaine après une déglutition nostalgique d’alcool, notre jeunesse, la mienne je veux dire car vous êtes plus jeune que moi, notre jeunesse était plus gaie. Je me souviens quand nous partions sur les sentiers de la guerre. Les gens se battaient alors, ils avaient du tonus. On avait l’impression que ce que nous faisions était utile, nécessaire. Illusions de jeunes gens, me direz-vous… Je vous répondrai que ce n’est pas certain. Pas certain du tout. Que de combats, que de battues mémorables. Nous avions en face de nous de vrais combattants, des agités de l’idéal. Nous nous battions comme des fauves, avec une rage, si vous aviez vu ! C’était sublime, grandiose ; de l’épopée… La volonté de vaincre l’ennemi nous animait tous. Nous étions cruels, sanguinaires, totalement dépourvues de pitié : de véritables soldats ! Ah, quelle jeunesse, mon ami ! J’en ai gardé les muscles et la carcasse toujours solide que vous me voyez aujourd’hui. Et aujourd’hui, me voici prisonnier dans un bureau, et enfoui sous une montagne de papiers. Les temps ont changé. Rien n’est plus comme avant. Même quand vous traversez la cour de la caserne, vos bottes sur les pavés ne font plus naître les mêmes résonances. Quelle tristesse ! Ne croyez-vous pas que nous ayons besoin d’alcools pour faire passer tout ça ?

– Il faudrait rendre aux soldats le goût de la lutte.
– Comme c’est bien dit ! Exactement. Mais quels arguments trouver pour cela ? Qu’avons-nous à leur mettre sous la dent ? Mon pauvre ami, la réponse est celle-ci : rien. Sinistre, n’est-ce pas ? Rien, rien, rien…
– En vous faisant cette réponse, Capitaine, je ne pensais pas à nous, je pensais… aux autres.
– Ah ! vous êtes cynique… C’est bien. Que nous reste-il d’autre ? Le cynisme et l’humour, cher… Oui, oui… Leur donner envie de reprendre leur lutte contre nous. Très bonne, très excellente idée. Mais comment ? Nous avons tout fait pour cela : nous les avons rendus malheureux, désespérés, misérables. Nous leur avons pris leurs armes. Mais c’est cela qui ne va plus : nous les avons tellement dépourvus qu’ils sont devenus inoffensifs. Nous leur avons même pris leurs enfants. Les enfants enrôlés, les parents retournés à la terre et au travail. De l’œuvre achevée, trop bien achevée… Dommage. Ecrasés, ils sont si bien écrasés sous le poids des jours qu’ils ont oublié jusqu’à leurs anciens combats. Ils sont comme nous, pauvres gens, ils n’ont plus de certitudes.
– La certitude de mourir sans que les jours diffèrent.
– Oui. Très vrai. Comme nous, encore une fois. Nous sommes devenus égaux. N’était-ce pas ce sur quoi on discourait, jadis ? Egaux, égalité… Oui, c’est bien cela. Vous vous souvenez ?
– Oui, mon Capitaine.
– Il y avait une certaine grandeur dans ces discours. Ça nous faisait frémir, vous réagissiez en tout cas. Je me souviens les colères que je piquais, ah ! Ma pauvre femme courait se réfugier dans la cuisine, les enfants se sauvaient dans le couloir. On vivait, quoi… On vivait bien : ces repas, ces complots, ces espionnages subtils et passionnants, ces conversations de salon, ces messages passés sous les tables, cette agitation permanente et épuisante… L’art. C’était de l’art, on collectionnait les combines et les manipulations comme des œuvres de Maître. C’était bon d’être perpétuellement sur le qui-vive, d’avoir perpétuellement la main au côté pour se défendre. On tordait son intelligence pour pouvoir répliquer à l’ennemi. La force ne suffisait pas, il fallait aussi l’instruction et parfois les diplômes. C’était une époque de batailles et de courage. Ma foi, oui : de courage. On ne gagnait pas les galons si facilement qu’aujourd’hui. Il fallait beaucoup d’audace. Aujourd’hui, il suffit d’appliquer consciencieusement les règlements. Les années passent et vous montez en grade, vous changez de bureau. La conquête du rang passe par l’attente. Qu’en pensez-vous ?
– Vous avez raison, Capitaine.
– Certainement, et j’en suis désolé. Attendre, attendre, toujours attendre. Vous attendez de quitter ce bureau, j’attends la fin de cette journée. J’attends la fin de l’année, la fin de ma carrière, j’attends… Et pour en arriver à quoi ? Je mets ces bouteilles dans mes placards, entre les dossiers, et je n’ai même pas besoin de m’en cacher. Ma place dans cette caserne est éternelle. On a décidé que je resterai là, et je reste là. Regardez-moi : je suis « le Capitaine », et un jour, je pense, après la mission que je vous confie, vous vous assiérez vous aussi dans ce bureau, à ma place, et vous attendrez, vous attendrez… Voulez-vous un autre verre ?
– Non, merci Capitaine.
– Sobriété ? Très bon, la sobriété, avant un départ en mission. Je vous félicite. Cette belle mission ne vous empêchera pas de dormir, n’ayez crainte. Et je dormirai avec vous. »

Le Capitaine se renversa sur sa chaise, ricanant. L’autre le regarda avec tristesse. Il considérait autour de lui, éparpillés dans tout le bureau, les bouteilles vides et les piles de dossiers. Il n’y avait pas de désordre, simplement un léger dérangement dû aux mouvements d’impatience de l’ennui. Ce bureau était imprégné d’ennui comme le Capitaine était imprégné d’alcool. Cet homme suait l’habitude et l’impatience refoulée. Il dépérissait de rancœur à l’égard de supérieurs intouchables. Que pouvait-il, enfermé à longueur d’années, dans un bureau où on ne lui confiait que des tâches dérisoires ? Il bâillait avec bruit et tournait comme un fauve dans sa cage. Le zoo humain dont il faisait partie ne l’amusait pas, n’était pas une raison de vivre, ne calmait pas son besoin d’action. C’était un homme refoulé, profondément malheureux. Il ne se satisfaisait que dans des discours adressés à tout interlocuteur qui se présentait, sachant que rien, pas même une opposition ouverte, ne pouvait lui enlever sa place.

Avant de partir, l’officier salua le Capitaine, qui ricanait toujours, les yeux au plafond. Le Capitaine consentit à baisser les yeux vers lui pour lui souhaiter un bon voyage. L’officier soutint son regard lourd d’ironie sans ciller. En refermant derrière lui la porte du bureau, il était triste d’une façon intolérable. Il savait qu’il partait en mission, sans paix, et même, sans indifférence. Il avait déjà pris connaissance du dossier et songeait que, dans ce pays où tout semblait mort, deux êtres au moins n’avaient pas perdu le plaisir de la parole : c’était le Capitaine et Lucia. Cela le fit sourire.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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