II – Souvenirs

La mère de Lucia s’était suicidée. Elle ne savait pas nager et s’était jetée d’un pont dans un fleuve que sa fille aimait pour avoir vécu près de lui longtemps. Elle s’était suicidée et Lucia savait très bien pourquoi : elle avait assisté, en même temps que sa mère, à l’enlèvement.

Il y avait une grande foule dans la ville, on était venu assister à je ne sais quoi, peut-être était-ce un marché. Lucia marchait à côté de sa mère, qui tenait son petit garçon par la main. La foule était triste, mais occupée. Des jeunes femmes marchaient vite, jetant des regards craintifs par-dessus leurs épaules. La mère de Lucia portait un panier d’osier qu’elle avait la ferme intention de remplir. Ils évoluaient tous trois, légèrement ; le petit garçon était mince et charmant, il sautillait gravement tout en restant à côté de sa mère.

Soudain, on entendit un bruit de machine fracassant, de roues écrasant le pavé et, dans la foule, malgré l’habitude, il y eut une rumeur effrayée. Les gens s’écartèrent le plus rapidement possible, tandis que la voiture fonçait sur eux. Arrivée à la hauteur de Lucia et de sa famille, la machine stoppa brusquement et les gens qui se trouvaient là, près d’elle, se recroquevillèrent sur eux-mêmes, essayant de se soustraire aux regards des soldats. La voiture en était pleine, des hommes de tous âges, de toutes carrures, tous portant le même uniforme. L’un d’eux se leva, un géant à l’air mauvais, souriant d’un sourire plein d’assurance et d’ironie cruelle. Lucia frémit et commença à avoir vraiment peur. Le regard du géant s’arrêta sur le groupe que tous trois formaient. La jeune fille sentit la main de sa mère qui lui saisissait l’épaule et la pressait avec violence. Elle se contracta. Le géant fit un signe aux autres soldats. Deux d’entre eux se détachèrent du lot, descendirent de la voiture et, avec la dextérité d’une longue habitude, s’emparèrent du petit garçon et le remontèrent avec eux. La mère hurla. Lucia voulut s’élancer, mais quelqu’un dont elle ne vit pas le visage la tira en arrière. La voiture se remettait en marche, au milieu de la foule qui s’écartait avec un certain soulagement. Toujours hurlant, la mère de Lucia s’accrocha à la voiture. Dans la foule, on ouvrait sur elle des yeux stupéfaits et terrifiés. C’était fini, la descente avait été courte cette fois, pourquoi les empêcher de partir, pourquoi ne pas finir ce cauchemar journalier ? Mais la mère, insensible à la raison, crispait ses deux mains sur le rebord de la voiture en criant. Les soldats ricanèrent, le chauffeur augmenta la vitesse du véhicule et ils traînèrent la femme quelques mètres. Elle ne lâchait toujours pas, alors ils frappèrent ses mains avec des pierres, en riant.

Elle tomba lourdement au milieu de la route et Lucia s’agenouilla près d’elle, mettant sa tête sur son ventre, dans sa robe. Sa mère sanglotait avec désespoir. Qu’allaient-ils faire de l’enfant ? Jouer avec lui un quart d’heure, puis le tuer ? S’en servir comme instrument, comme démonstration ? Ou encore, solution la moins horrible et la plus haïssable, lui mettre un uniforme sur le dos et lui apprendre ? Elles ne le sauraient jamais, c’était mieux ainsi.

Autour d’elles, la foule les regardait d’un œil morne. On s’éloignait, on regagnait sa maison, vaguement angoissé par l’événement, de plus en plus endurci par l’habitude. Elles rentrèrent chez elles, Lucia pressant sa mère contre elle.

Un mois plus tard, cette femme encore jeune se suicida, emportant avec elle ses beaux yeux noirs, des yeux qui se perdaient souvent dans le lointain, comme à la recherche d’un univers connu d’elle seule. Elle se jeta du haut d’un pont ; elle avait encore la possibilité d’un choix.

*

Avec son père, Lucia se promenait sur les quais du fleuve. Il s’accroupissait sur le bord et fixait l’eau pendant des heures, sans qu’un seul trait de son visage changeât. Lucia regardait son père immobile et l’aimait en silence. Quand il se relevait, il lui prenait le bras et ils continuaient lentement leur promenade.

Son père était un grand homme mince, encore jeune, avec un beau visage qu’un sculpteur aurait aimé reproduire. Un pli fiévreux barrait son front ; il avait des yeux graves et de longues mains d’intellectuel. Lucia l’admirait, sans y mettre toutefois un enthousiasme excessif. Elle connaissait ses faiblesses, son art de ne pas répondre quand il était embarrassé, l’amour qu’il prenait sans le rendre.

Mais il était son père et le visage si beau prenait les couleurs et les reflets des deux autres visages disparus.

Tant que son père fut là, Lucia ne réfléchit pas à ce qu’elle avait à faire ou à ne pas faire. Elle suivait docilement la haute silhouette rêveuse et ils parcouraient ainsi des kilomètres, côte à côte, comme les deux personnages d’un tableau.

*

La maison était petite et pleine de livres. Bourrée à craquer. Son père se perdait là-dedans et Lucia le perdait aussi. Mon père. Le vrai. Qui me parle de l’autre ? Aurais-je deux cœurs, ou un seul partagé entre deux hommes si différents ? Je les aime. J’aime le premier avec douceur et regret. J’aime le second avec admiration. Ai-je admiré mon vrai père ? Il marchait comme un somnambule. Il évoluait comme un roi de conte. Roi. Il était roi d’un monde imaginaire. Il n’y avait aucune force dans son monde ; c’était un monde traversé de rêves et pourtant scintillant comme un coffre à trésor. Il est parti. Il s’est perdu. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.

Il avait disparu. Pas soudainement. Lucia s’attendait à cette disparition. Elle n’en avait pas été étonnée. Elle ne se retrouvait pas vraiment seule. Elle l’avait été, avant, bien avant, dès la mort de sa mère. Il était si discret, une ombre séduisante, mais une ombre tout de même. Il avait des mains longues qui tenaient les livres avec respect et élégance. L’odeur des livres était l’odeur de son père. C’était une odeur heureuse, une odeur faite de grandeur et de petitesse. « Home ». C’était parfois ce mot qu’ils évoquaient. Un ailleurs transporté dans leur « home ». Amour délicat de la culture et du sommeil. Il faisait bon s’endormir la joue contre l’épaule de son père en train de lire. C’était agréable et doucement hypnotique. C’était l’oubli tel que beaucoup de gens le rêvaient, et finissaient par vivre.

Il s’était assoupi dans les brumes de la ville. Il s’était perdu dans les murs gris. Lucia ne l’avait jamais revu. Elle ne pouvait admettre que lui eût été pris par des soldats et fait prisonnier. Pas son père. Il devait continuer à errer dans cette ville, dans ce pays, sans voir ou sans vouloir remarquer les visages arrachés des prisonniers, les rondes des nuits et des jours ; sans entendre ou sans vouloir entendre les cris de peur ou de souffrance, les pas cadencés martelant les rues de la ville. Adieu. Lucia disait : « Mon petit frère a été pris par des soldats, ma mère est morte, mon père est parti. » Quand on lui demandait où, la jeune fille répondait qu’elle ne savait pas. Quand on lui demandait où, la jeune fille répondait qu’elle ne savait pas. Quand on lui demandait quand il reviendrait, elle répondait qu’il ne reviendrait pas. Endormi dans le brouillard emmêlé du monde. Mon père est parti. Que vas-tu faire ? Je vais continuer à vivre. Voix calme, presque froide. Ne vous occupez pas de moi. J’ai mon corps et ma voix pour me défendre. J’ai une énergie que vous, vous êtes en train de perdre. Allez-vous en. Je suis seule mais ma solitude, je ne la crains pas ; je la porte, elle est à moi, j’en suis l’unique propriétaire. Ayez peur pour vos propres enfants ; moi, je suis forte.

Elle était forte et c’était pour cela qu’il l’avait choisie. L’autre. Si j’avais osé, dans ta barbe blanche, j’aurais mis mes mains et je les aurais rendues chaudes et douces de ta bonté. Toison. Toison d’expérience et de fortune. Je pense aux bêtes souvent. Nous ressemblons aux bêtes, parce que les bêtes sont chaudes et aiment vivre. Nous ne ressemblons pas aux hommes. Faut-il vraiment aimer les hommes ? Il le dit, il le disait. Si j’avais osé, j’aurais posé mes lèvres sur ta main, j’aurais pressé ma peau sur toi. Vieillard aux cheveux blancs… Père…

Ils possédaient une maison. On avait laissé la maison à Lucia après le départ de son père. La maison étroite était devenue immense pour elle. Elle avait abandonné les objets à eux-mêmes. Les tapis devenaient plus épais sous la poussière. Les livres s’endormaient doucement dans l’ombre ; Lucia les laissait au souvenir de son père.

Que de pas perdus dans cette ville ! Que d’ombres errantes comme celle de son père, avant, avant cette ère et la peur ! Avant, quand on laissait les gens marcher dans les rues, sans les arrêter pour leur demander où ils allaient, ce qu’ils faisaient, pourquoi ils marchaient ainsi, dans la lumière des rues, sans but… Lucia ne voulait pas marcher sur les pas de ces poètes, retrouver leurs traces et ce passé dont ils parlaient tant et tant. A la recherche des souvenirs. Non, les souvenirs devaient rester dans l’ailleurs, dans les cerveaux à moitié brisés des derniers rêveurs. Non, pas pour elle, Lucia. Pas même pour la fille d’une femme qui avait choisi l’obscurité de l’eau, non plus pour la fille d’un grand mendiant distingué, qui s’était estompé dans la grisaille de l’imaginaire.

Souvenirs pour les faibles.
Pour les maigres.
Pour les carcasses déchirées de l’absolu.

Qui prétendait encore aujourd’hui à l’absolu ? Le mot « absolu » faisait figure d’absurdité dans le dictionnaire. Comme le mot « utopie ». On n’écrivait plus d’utopie de nos jours. On écrivait de moins en moins d’ailleurs. On laissait s’écouler le temps et le temps était mort. Les derniers chercheurs de l’absolu étaient noyés sous l’indifférence, sous une opacité lourde et terne qui n’avait pas de nom.

Pas d’absolu pour Lucia, fille d’une noyée et d’un nuage.

Il avait dit qu’il fallait parler. Le vieillard aux cheveux blancs avait évoqué le pouvoir des paroles. Paroles pour Lucia, fille adoptive d’un demi-mort. D’un agonisant.

Agonie.

Dans le pays de l’agonie, il fallait entreprendre un long voyage, un voyage difficile à travers les hommes : un voyage doré de mots, de cris, d’appels.

De cris surtout. On ne criait plus. On ne criait qu’à l’intérieur des murs, sous la souffrance. A l’extérieur, les gens étaient sages, de cette sagesse imbécile qu’on voit aux cortèges funèbres. Beaucoup de cris pour réveiller la foule endormie. Beaucoup de cris pour réveiller l’impatience, la désobéissance, les regards noirs, le refus. La révolte. Il s’agissait de révolte, pas d’autre chose. Elle devait réveiller la révolte. Elle ne se prenait pas pour un phénomène, pour une maîtresse de l’agitation. D’ailleurs, rien n’était encore arrivé. La ville appartenait encore à ses parents. Le pays aussi. Passé. Abolir le passé. Le passé appartenait aux rêveurs. On ne revient pas en arrière. Et ce présent haineux et haï, on devait l’abolir aussi. On ? Nous. Lucia croyait se souvenir que le vieil homme avait dit « nous ». Nous, alors ? Moi, pensa Lucia. Moi, puisque le vieil homme est mort ou va mourir. Moi, puisque la ville m’appartient, et cette force que je sens si solide… Moi ! Elle avait envie de le crier. Elle avait besoin de le vivre. Personnalités écrasées. Les êtres se distinguant, s’écartant légèrement de la foule, étaient repérés et saisis. Ils allaient rejoindre le chaos. On les oubliait vite. Il y en avait de moins en moins. Un jour, il n’y en aurait plus. Ce jour était proche. Un pays sans nomades est un pays d’horreur et de prisons. Comment son père avait-il fait pour échapper si longtemps à leurs regards attentifs et méchants ? Comment avait-il pu, si longtemps, zigzaguer sur les quais du fleuve, avec son air perdu, avec son allure bohème ? Son père, pour raconter les choses, utilisait des allégories. Il maintenait Lucia dans l’enfance, par le biais des fables. Il lui arrivait souvent de raconter l’histoire du loup :

« Je suis ce berger, disait-il avec une voix si triste qu’elle résonnait dans les profondeurs les plus lointaines, qui criait au loup chaque jour, espérant effrayer les habitants de son village et s’en amusant. Mais un jour, le loup est réellement venu et, quand le berger a crié, personne ne l’a cru et le loup a tout dévoré. Je suis ce berger, disait-il, et maintenant, il ne me reste plus qu’à errer tristement, sans brebis et sans villageois pour se moquer de mes prédictions. »

C’était vrai, son père avait parlé beaucoup. C’était un homme important ; il parlait sur les ondes devant l’indifférence des hommes, il citait, il prévenait, il faisait de longs discours pleins d’ennui. Il était de ceux qu’on a l’habitude de voir et qu’on n’écoute plus. Pauvre père rêveur, qu’on avait abandonné à lui-même, qu’on n’avait pas cru parce qu’il parlait d’un ton monotone, parce qu’il s’adressait aux hommes comme s’ils avaient eu son intelligence. C’était sa propre faute si on ne l’avait pas compris. Un être intelligent doit l’être assez pour oublier son intelligence au profit des autres.

Son père racontait aussi l’histoire du rat. C’était une histoire qu’il avait rêvée. Il était descendu dans une cave pour y chercher l’oubli et la protection et il y avait rencontré le rat. Ils avaient eu ensemble une longue conversation. Le rat parlait avec le langage de la raison et son père parlait avec le langage des poètes.

« Nous sommes dans une cave, avait dit le rat, et cette cave m’appartient. Pourquoi y descends-tu ? Ta place n’est pas ici. Ta place est en haut, avec les autres hommes. Pour chercher le réconfort, il ne faut pas descendre, mais monter. Il faut monter, monter encore, toujours essayer de monter. Ne reste pas ici. Va-t-en et trouve une autre solution que celle des beaux discours. Les beaux discours fleuris sont faits pour les étudiants éternels, pour les ratés de l’existence. Les autres hommes, les endormis, ne s’éveillent jamais au rythme des discours, ils se laissent bercer doucement, ils ne font plus attention. Remonte. Va retrouver les paumés, mais ne te perds pas parmi eux. Attention ! »
« Attention ! » disait le rat, mais le père, s’il retenait ses paroles, ne les écoutait pas. Il songeait. Il songeait toujours, assis, la tête dans ses mains, beau et grave comme un penseur, aussi inconscient qu’une girouette. Il rêvait. Le rat, animal de l’intelligence, avait parlé au père de Lucia, sans profit. Son père répétait ces histoires, sans paraître y trouver de sens profond, sans paraître y puiser de raison pour s’éveiller. Il continuait sa longue marche errante, à demi endormi, à demi vivant, oublié de tous. Il passait. Aucun homme n’était plus mortel que son père. Il semblait combler avec plus de difficultés que les autres l’espace entre la naissance et la mort. On lui envoyait des signes, on lui parlait de l’au-delà ; et pourtant, il ne saisissait pas ces chances, il n’en tenait pas compte. Il traversait doucement la vie, d’un pas timide, avec des croyances faibles qu’il transmettait sans ardeur. Il n’aimait que l’art solitaire, ne cherchant pas à le situer à l’intérieur du monde, ne cherchant jamais vraiment à s’acclimater au reste du monde. Passant, ce passant était son père. Semeur d’étoiles, mais aussi de vent. Beau, mais aussi inaperçu. Il s’était éteint dans la ville, un jour, et, alors que tous l’avaient déjà oublié, sa fille n’avait pu croire tout à fait en sa disparition. Elle n’avait pas pu le pleurer. Elle regardait au loin, imaginant toujours voir sa silhouette pâle trébucher. Elle ne parvenait pas à ressentir pour lui l’angoisse étouffante qu’elle avait ressentie quand on lui avait appris la mort de sa mère. Elle n’avait pas peur pour lui. Elle ne l’oubliait pas non plus. Elle le revoyait simplement tel qu’il était lorsqu’il lui racontait l’histoire du rat : penché, distrait, ne la regardant pas et fixant son rêve avec des yeux vagues et incompréhensifs. Déjà absent de cette terre. Non, elle n’oubliait pas son père. Il s’effaçait, simplement. Elle n’y pouvait rien. Elle ne pouvait pas s’en vouloir de ne plus penser à lui. Il s’éteignait.

La ville était immense. Lucia la connaissait bien, savait qu’elle ne pouvait être conquise comme ça, d’un jour à l’autre, sans organisation et sans aide. Il fallait sortir de la ville. La ville était une prison incompréhensible, qui n’apportait jamais de solution, où l’on ne trouvait d’explication à rien. On s’y perdait, comme elle était en train de s’y perdre, bien que son égarement fût alors volontaire. Lucia avait aimé cette ville malgré tout le mal qu’elle engendrait ; elle allait la quitter. Elle la parcourait une dernière fois, partagée entre ses souvenirs et sa volonté de bien la regarder pour ne pas l’oublier. C’était bon de marcher, seule, si seule. Lucia aimait la solitude. Je préfère la solitude au jeu des relations sociales. Lucia ne savait pas jouer. Elle était intacte. Jamais elle ne mentirait, même pour se sauver elle-même. La faiblesse de la jeune fille était de ne pas accepter les faiblesses des hommes.

La ville ne saura pas s’apercevoir de la perte d’un de ses habitants. Tandis que la jeune fille la traverse, s’éloigne petit à petit de son centre, elle reste aveugle, fermée ; inconsciente jusqu’à la fin des frémissements et des idées dont elle seule a permis la naissance.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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