Chapitre 9 partie 2

– Raconte-moi une histoire, dit Xavier.
Florence se sentit déroutée.
-… N’importe laquelle. Une histoire qu’on raconte aux gosses…

Prise au dépourvue, Florence lui narra l’histoire de Charles, celle qu’il lui avait chuchotée au coin de la cheminée quelques semaines auparavant.
– C’est triste, commenta Xavier à la fin.
– Je trouve aussi, murmura Florence.
– C’est toi, la jeune fille, constata-t-il.
– C’est moi.
– Il faut rester dans le bal, au village.
– O.K.
– … Et ne pas aller à la rivière.
– Je n’irai pas.
– … Il ne faut pas suivre cette ombre. C’est mal. Il faut rester au village et danser. Ça, c’est bien.
– Naturellement, dit Florence d’une voix consolatrice.
– Promets…
– Promis, Xavier. Dors…
– O.K.

Et, au soir de ce deuxième jour, elle le quitta après avoir doucement fermé sa porte.

Ce fut le lendemain matin, au village, que Xavier reçut ou donna une communication téléphonique qui ne le bouleversa pas autant qu’on aurait pu s’y attendre. Il revint de là-bas, dégingandé et triste, comme une marionnette usée mais, somme toute, peu différent des autres jours. Florence le regarda grimper le chemin sans se douter du choc qu’elle allait recevoir. Souriante, pour une fois heureuse de son rôle de femme au foyer, elle étendait du linge dans la cour, les épingles à la bouche.

Xavier se dirigea immédiatement vers elle et dit d’une manière abrupte qui trahissait sa maigre connaissance des femmes :
– Taniani est mort.

Le visage de l’adolescent, les draps humides, les collines, tanguèrent sous ses yeux. Les mots implacables paraissaient vouloir la briser sur place, pas Xavier, mais les mots, ces mots-là seuls. Elle regarda le ciel si pur et celui-ci se brouilla. Elle entendit un cri – Xavier- puis une main de fer la retint et sembla la soulever de terre.

– Que se passe-t-il, mon amour ? dit la voix de Charles.

Florence se reprit.
– Ce n’est rien. Attends… Non, ce n’est rien. J’ai cru… Mais je ne me suis pas évanouie. J’ai cru entendre Xavier… Xavier ?
– Oui… Pardon. Je suis trop bête… Oh ! Florence, ça va ?
– Que diable se passe-t-il donc ? répéta Charles, pressant.
– Il dit… Xavier a dit…
– Il est mort, murmura Xavier, cette fois avec une espèce de timidité angoissée.
– Romain ?
– Oui.
– Comment l’as-tu appris ?
– Peu importe. J’ai mes sources.

Charles baissa ses paupières et rétrécit l’ouverture de ses yeux. Il fixa ainsi Xavier quelques instants. Que pouvait savoir ce gamin, que lui permettait-on de savoir, qui l’informait et qui distillait pour lui vérités et mensonges ? Charles constata que Xavier croyait ce qu’il venait de leur apprendre. Florence semblait subir le choc dans une espèce d’inconscience. Il se tourna vers elle.
– Veux-tu rentrer ?

Florence secoua la tête.
– Où est le chat ? Je ne l’ai pas vu depuis deux heures.

Charles ne répondit pas. Le cœur lui manquait.
– Je vais à sa recherche, dit-elle d’une petite voix.

D’un pas chancelant, elle s’éloigna. Xavier s’apprêtait à la suivre, mais Charles le retint. Florence passa derrière la maison et, quelques instants plus tard, ils la virent grimper dans le pré. Charles était silencieux et Xavier devina à quel point il l’aimait.
– Le taré que je suis !…

Xavier maugréait en se frictionnant le crâne. Charles ne dit rien.
– Elle va m’en vouloir, dit le garçon.
– Je ne crois pas.
– Vous ne m’inviterez plus, soupira-t-il.

Charles sourit.
– Mais si…
– Romain est mort…

Il répétait ces mots dans une sorte de rêverie, comme pour se convaincre de la réalité environnante.
– Que vas-tu faire ?
– Je ne sais pas.
– Tu ne vas pas rester ici…
– Non, bien sûr !
– Continueras-tu ton… travail ?
– Non. Taniani n’étant plus là… Je pense aller à Marseille. J’ai quelques potes dans ce bled.
– Méfie-toi.

Xavier ricana.
– Suis mon conseil, dit Charles, traînant sur chaque syllabe. Je ne te connais pas, mais quand même… Ton patron n’était pas un saint et ses “relations” ne devaient pas naviguer dans des eaux très limpides. Je me doute qu’il avait plus d’ennemis que d’amis. Tu étais à ses côtés, méfie-toi. Il n’était pas du style à laisser sa carte de visite sur sa route. Toi, fais pareil, évite qu’on puisse te repérer… As-tu donné notre adresse à quelqu’un ?
– Tu me prends pour un abruti : non !
– Et quand tu as téléphoné, à Bory ?
– Je n’ai pas dit où j’étais, mais…
– Mais ?
– J’ai donné le numéro de téléphone du café.

“Ah !” constata seulement Charles. La peur lui noua le ventre. Pour la première fois depuis qu’il avait vu le visage de Romain Taniani, il avait peur, une peur consciente, raisonnée, si tant est qu’une peur pût être raisonnée. Il avait peur pour lui, et très peur pour Florence. Sa hâte de voir partir Xavier devenait lancinante. Il éprouvait de la sympathie pour l’adolescent, mais sa présence ne leur apportait rien, et maintenant pouvait les menacer. Xavier était un étranger. Charles et Florence avaient dépassé l’âge de prendre en charge un hors-la-loi. L’époque des sacrifices pleins d’insouciance était morte. Charles, le routard souriant et “cool” des années 70, n’existait plus. Sa responsabilité, son amour, son avenir, résidaient en Florence, sa douce Florence, sa raison de vivre, sa vie. Il fallait que Xavier s’en allât, rejoignît qui il voulait, qui bon lui semblait, vite, très vite, le soir même ! Et pourtant, Charles avait du mal à croire en la disparition de l’autre, Romain Taniani…

Le visage de cet homme lui avait paru beau, animé, très brun. Sous des sourcils noirs brillait un regard peu commun, un regard de chat… ou de panthère, un regard de félin amusé par son éventuelle proie. Cette beauté assombrie pouvait évidemment fasciner n’importe qui, un voyou jeune et faible comme Xavier, ou une femme fragile et rêveuse comme Florence, ou même un homme mûri par l’expérience comme lui. Charles se rendait bien compte qu’il n’avait pas été loin d’être sensible au charme de cet individu moqueur et blessant qu’intérieurement il appelait “le Bellâtre”. Il avait saisi la fidélité de Xavier et n’avait que trop compris l’élan irrépressible de Florence. Maintenant, les mois s’étaient écoulés, l’hiver était passé, et il était temps que le cœur battit pour autre chose, pour d’autres désirs humains. Le départ de Xavier aurait lieu et Charles et Florence devraient désormais ne plus faire entrer dans leur maison des songeries incarnées par la délinquance. Il ferait attention, très attention. Il ne protègerait pas Florence, mais l’élèverait au-dessus d’elle-même.

Charles posa les yeux sur l’invité.

– Ce soir, tu partiras, dit-il avec une douceur qui ne trompa guère le garçon.
– D’accord, répondit celui-ci, et il se mit à siffloter d’un air indifférent.


(Voir la suite Suite)

♦ Carzon Joëlle ♦

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